Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/517

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
509
GEORGE SAND.

pour lui lire quelques chapitres du roman que je faisais alors (Volupté) : elle devait elle-même me lire des pages de Lélia qu’elle écrivait dans le même temps. Il est question de cette double lecture dans les lettres qui suivent : elle m’y loue plus que je ne le méritais, et elle se montre plus sévère pour elle qu’il n’était juste. Elle était alors dans une veine d’amertume et de misanthropie sociale, à la veille de rompre un lien déjà ancien, dans un véritable isolement moral, et se demandant quels amis et quel ami elle se pourrait choisir parmi tous ces visages nouveaux de gens à réputations diverses qu’elle affrontait pour la première fois. Elle nous croyait meilleurs que nous n’étions, et elle se croyait pire. On va voir qu’elle eut envie, d’après quelques paroles que je lui en avais dites, de se faire présenter Jouffroy. L’idée d’Alfred de Musset, dont elle me savait ami, lui traversa dès lors l’esprit, mais elle la rejeta pour l’instant. Le mieux, maintenant, est de la laisser parler elle-même :


« (Mars 1833.) Sauf à passer pour une écriveuse comme Mme A…, je veux vous faire l’injure d’un billet, Je ne vous ai pas assez dit l’impression que m’a faite votre livre. Vous savez comme on est gêné par la figure des gens,… et juger n’est pas mon état. Mais il m’a pénétré le cœur comme eût fait le récit d’une vie douloureuse et puissante, dite avec des mots simples et profonds… Comme vous valez mieux que moi, mon ami ! comme vous êtes plus jeune, plus vertueux et plus heureux ! Après avoir écouté Lélia, vous m’avez dit une chose qui m’a fait de la peine : vous m’avez dit que vous aviez peur de moi. Chassez cette idée-là, je vous en prie, et ne confondez pas trop l’homme avec la souffrance. C’est la souffrance que vous avez entendue, mais vous savez bien comme en réalité l’homme se trouve souvent au-dessous, et par conséquent moins poétique, moins méchant et moins damné que son démon…

« Dites-moi le soir que vous pourrez me donner, afin que j’aie l’autre moitié de mon manuscrit. Vos encouragements me donneront la force d’achever. Vraiment c’est une chose triste que ce livre, et s’il pouvait me faire concevoir l’ennui de mon ennui, ce serait le seul bien dont il fut capable. Mais travaillez au vôtre