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GEORGE SAND.

a des hommes qui viennent au monde tout faits et qui n’ont pas de lutte à soutenir contre les écueils où les autres s’engagent et se choquent : ils passent au travers sans savoir seulement qu’ils existent, et parfois ils s’étonnent de voir tant de débris flotter autour d’eux. Je crains un peu ces hommes vertueux de naissance. Je les apprécie bien comme de belles fleurs et de beaux fruits, mais je ne sympathise pas avec eux ; ils m’inspirent une sorte de jalousie mauvaise et chagrine : car, après tout, pourquoi ne suis-je pas comme eux ? Je suis auprès d’eux dans la situation des bossus qui haïssent les hommes bien faits : les bossus sont généralement puérils et méchants, mais les hommes bien faits ne sont-ils pas insolents, fats et cruels envers les bossus ?

« Au reste, tout ceci doit être pris par vous d’une façon plutôt générale qu’applicable absolument à M. Jouffroy. Je ne prétends pas le juger sans le connaître ; je ne veux pas négliger de le connaître par la seule crainte de le trouver trop régulièrement bon. Vous me dites de lui des choses qui s’accordent fort bien avec l’idée que j’en ai, et qui me confirment dans une opinion que j’ai de tous les hommes, c’est qu’il n’y a pas de confiance entière possible à réaliser : les gens qu’on estime, on les craint, et on risque d’en être abandonné et méprisé en se montrant à eux tel qu’on est ; les gens qu’on n’estime pas comprendraient mieux, mais ils trahissent.

« Cela est triste ; mais ce qui prouve que c’est vrai, c’est que, cela même, il faudrait le penser et ne pas le dire.

« Or, cette idée de solitude éternelle qui vous saisit et vous serre au sein des plus vives et des plus saintes affections, c’est une idée très-sombre et très-difficile à accepter. Tant qu’elle m’a semblé nouvelle, elle m’a fait désespérer : je commence à l’admettre, j’en parle encore comme d’une chose étonnante et rude, comme on parlait du choléra huit jours encore après le choléra, et bientôt, sans doute, je m’en tairai comme d’une chose triviale et de mauvais goût ; je n’en souffrirai peut-être plus. Quand on consent à vieillir, on vieillit si vite.

« Je dis donc que M. Jouffroy doit être bon, candide, inexpérimenté pour un certain ordre d’idées où j’ai vécu et creusé, où vous avez creusé aussi, quoique beaucoup moins avant que moi. Par exemple, je me suis dit : Est-ce qu’il ne serait pas permis de manger de la chair humaine ? — Vous vous êtes dit : Il y a peut-être des gens qui se demandent si l’on peut manger de la chair humaine. — Et M. Jouffroy s’est dit : L’idée n’est jamais venue à aucun homme