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GEORGE SAND.

pris par des nouvelles que je maçonne pour gagner, comme dit ma fille, tout l’argent à Buloz, et qui ne m’amusent pas du tout. Je vais cependant commencer bientôt un livre, et quand j’en aurai éclairci l’idée, je vous demanderai ce qu’il faut en faire. Vous êtes moral, vous, mon ami : le suis-je aussi, ou ne le suis-je pas ? Je ne sais pas ce que c’est. Je crois qu’être moral, c’est espérer : moi, je n’espère pas ; j’ai blasphémé la nature et Dieu peut-être, dans Lélia ; Dieu qui n’est pas méchant, et qui n’a que faire de se venger de nous, m’a fermé la bouche en me rendant la jeunesse du cœur et en me forçant d’avouer qu’il a mis en nous des joies sublimes ; mais la société, c’est autre chose : je la crois perdue, je la trouve odieuse, et il ne me sera jamais possible de dire autrement. Avec cela je ne ferai jamais que des livres qu’on appellera méchants et dangereux, et qui le seront peut-être. Comment faire, dites-moi ?

« Votre article a excité par lui-même beaucoup d’admiration[1] : je vous remercierai surtout d’avoir pris ma défense avec tant de hardiesse. Vos paroles valent bien mieux et me sont bien plus utiles que les coups d’épée de mes autres amis[2]. Il y a aussi des mots de sympathie qui m’ont été au cœur et qui m’ont consolée de tous les maux de ma vie, autant que je puis l’être.

« On me dit que votre santé est fort altérée. Soignez-vous donc, mon ami. Peut-être songez-vous trop. Personne ne comprend rien à votre vie et n’en sait les plaisirs ou les peines. Puisse-t-elle être aussi belle que vous le méritez et que je le désire ! Adieu ; donnez-moi quelquefois de vos nouvelles sans que je vous en demande.

« Votre amie,
« G. S.»
  1. Je laisse cette phrase comme nécessaire au sens et à la liaison des idées : personne ne sait mieux que moi à quoi s’en tenir sur le mérite absolu de ces articles qui sont tout au plus, et même lorsqu’ils réussissent le mieux, des choses sensées dans un genre médiocre. Ce qu’ils ont eu d’alerte et d’à-propos à leur moment suffit à peine à expliquer ces exagérations de l’amitié. Réservons l’admiration pour les œuvres de poésie et d’art, pour les compositions élevées : la plus grande gloire du critique est dans l’approbation et dans l’estime des bons esprits.
  2. Il y avait eu en effet des coups d’épée, et Planche, dans un mouvement chevaleresque, s’était battu, je crois, avec Capo de Feuillide, l’un des insulteurs.