Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/86

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sait alors : on jouissait de cette haute et vraiment grande éloquence, d’autant qu’elle était plus rare.

Comme exemple de la manière absurde dont tout se défigure et dont les incidents de société se déforment avec le temps et même avant le temps, je citerai encore un estimable écrivain, M. Godefroy, qui, parlant de la chambre de Malherbe où il y avait six chaises et de la tyrannie que le poëte-grammairien y exerçait, a bien osé comparer cela au salon de l’Abbaye quand M. de Chateaubriand y était : « Dans ce petit cercle d’intimes choisis, il (Malherbe) trônait en roi : il fallait l’écouter et ne prendre la parole que pour l’approuver absolument. On ne vit depuis semblable tyrannie qu’à l’Abbaye où Mme Récamier avait composé à Chateaubriand un cercle d’admirateurs, d’où la vérité ne put sortir qu’après la mort de l’idole qu’on y encensait[1]. » On n’est pas plus instruit que M. Godefroy, mais on n’est pas plus neuf en fait de rapprochements[2].

  1. Histoire de la Littérature française depuis le xvie siècle jusqu’à nos jours : Poëtes : t. I, p. 358 ; par M. Frédéric Godefroy (1867).
  2. Ce n’est pas sans étonnement que je lis dans une lettre de Béranger, publiée dans un opuscule intitulé : Béranger et La Mennais, correspondance, entretiens et souvenirs, qu’a donné M. le pasteur Napoléon Peyrat (1861), le passage suivant ; l’illustre chansonnier vient de parler à M. Peyrat de l’insurrection de Lyon : « Il y a aussi guerre, dit-il, dans le camp littéraire. Hugo, qui n’a plus que les Débats, vient de se brouiller avec Sainte-Beuve qui s’est réconcilié avec Chateaubriand, qu’autrefois il accusait de jalousie contre le chef de la jeune école. Sainte-Beuve m’a écrit pour s’excuser de ne pas me venir voir ; il achève son roman (Volupté). Je suis heureux de vivre loin de toutes ces petites querelles si mesquines, dans un temps où les grands intérêts devraient seuls occuper des têtes bien faites. (Passy, 22 avril 1834.) » — En vérité, il y a de quoi rougir de voir un homme qu’on admire, à qui on en a donné tous les gages publics (le lecteur va tout à l’heure en juger), un homme qui se flatte d’avoir la tête la mieux faite et de ne s’occuper que d’objets d’un intérêt général, descendre à de