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Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/105

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sais-je ?  toutes ces ravissantes figures, toutes ces apparitions enchantées souriront au poëte et l’appelleront à elles du sein de leur nuage. Il n’y résistera pas longtemps, et se relancera, tête baissée, dans ce monde qui tourbillonne autour de lui. Chacun reviendra à ses goûts et à sa nature. Beaumarchais, comme un joueur excité par l’abstinence, tentera de nouveau avec fureur les chances et la folie des intrigues. Scott, plus insouciant peut-être, et comme un voyageur simplement curieux qui a déjà vu beaucoup de siècles et de pays, mais qui n’est pas las encore, se remettra en marche au risque de repasser, chemin faisant, par les mêmes aventures. Molière, penseur profond, triste au dedans, ayant hâte de sortir de lui-même et d’échapper à ses peines secrètes, sera cette fois d’un comique plus grave ou plus fou qu’à l’ordinaire. Shakspeare redoublera de grâce, de fantaisie ou d’effroi. Le grand Corneille enfin (car il est de cette famille), Corneille couvert de cicatrices, épuisé, mais infatigable et sans relâche comme ses héros, pareil à ce valeureux comte de Fuentès dont parle Bossuet, et qui combattit à Rocroi jusqu’au dernier soupir, Corneille ramènera obstinément au combat ses vieilles bandes espagnoles et ses drapeaux déchirés.

Voilà les poëtes dramatiques. Dirai-je que Racine ne leur ressembla jamais dans sa retraite ; qu’il ne vit plus rien de ce qu’il avait quitté ; qu’il n’eut point, à ses heures de rêverie, des apparitions charmantes qui remuaient, comme autrefois, son cœur ?  Ce serait faire injure à son génie. Mais ces créations mêmes vers lesquelles un doux penchant dut le rentraîner d’abord, ces Monime, ces Phèdre, ces Bérénice au long voile, ces nobles amantes solitaires qu’il revoyait, à la nuit tombante, sous les traits de la Champmeslé, et qui s’enfuyaient, comme Didon, dans les bocages, qu’étaient-elles, je le demande ?  Où voulaient-elles le ramener ?  Différaient-elles beaucoup de l’Élégie à la voix gémissante ;

Au ris mêlé de pleurs, aux longs cheveux épars,
Belle, levant au ciel ses humides regards ?