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la solitude, à l’aigreur qu’elle engendre, à l’abattement où elle nous prosterne, à toute cette haute métaphysique de la souffrance ; — pourquoi non ? — puis, revenu à terre et rentré dans la vie réelle, qu’il eût buriné en traits d’une empreinte ineffaçable ces grands qui l’écrasaient et croyaient l’honorer de leurs insolentes faveurs ; et, cela fait, l’heure de sortir arrivée, qu’il eût fini par son coup d’œil d’espoir vers l’avenir, et son forsan et hœc olim ? Ou, s’il lui déplaisait de remanier en vers ce qui était jeté en prose, il avait en son souvenir dix autres journées plus ou moins pareilles à celle-là, dix autres scènes du même genre qu’il pouvait choisir et retracer[1].

Les styles d’André Chénier et de Regnier, avons-nous déjà dit, sont un parfait modèle de ce que notre langue permet au génie s’exprimant en vers, et ici nous n’avons plus besoin de séparer nos éloges. Chez l’un comme chez l’autre, même procédé chaud, vigoureux et libre ; même luxe et même aisance de pensée, qui pousse en tous sens et se développe en pleine végétation, avec tous ses embranchements de relatifs et d’incidences entre-croisées ou pendantes ; même profusion d’irrégularités heureuses et familières, d’idiotismes qui sentent leur fruit, grâces et ornements inexplicables qu’ont sottement émondés les grammairiens, les rhéteurs et les analystes ; même promptitude et sagacité de coup d’œil à suivre l’idée courante sous la transparence des images, et à ne pas la laisser fuir, dans son court trajet de telle figure à telle autre ; même art prodigieux enfin à mener à extrémité une métaphore, à la pousser de tranchée en tranchée, et à la

  1. Dans tout ce qui précède, j’avais supposé, d’après la Notice et l’Édition de M. de Latouche, qu’André Chénier devait être à Londres en décembre 1782, et que les vers et la prose où il en maudissait le séjour étaient du même temps et de sa première jeunesse. J’avais supposé aussi (page 161) qu’il n’était plus attaché à l’ambassade d’Angleterre aux approches de la Révolution et dès 1788. Mais les indications données par M. de Latouche, à cet égard, paraissent peu exactes : une Biographie d’André Chénier reste à faire (1852).