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pensées ! «  Que de générations, l’une sur l’autre entassées, dont l’amas

Sur les temps écoulés invisible et flottant
A tracé dans cette onde un sillon d’un instant ! »

Mais le poëte veut sortir de ces ténèbres, il en veut tirer l’humanité. Et ici se serait placée probablement son étude de l’homme, l’analyse des sens et des passions, la connaissance approfondie de notre être, tout le parti enfin qu’en pourront tirer bientôt les habiles et les sages. Dans l’explication du mécanisme de l’esprit humain, gît l’esprit des lois.

André, pour l’analyse des sens, rivalisant avec le livre IV de Lucrèce, eût été le disciple exact de Locke, de Condillac et de Bonnet : ses notes, à cet égard, ne laissent aucun doute. Il eût insisté sur les langues, sur les mots : « rapides Protées, dit-il, ils revêtent la teinture de tous nos sentiments. Ils dissèquent et étalent toutes les moindres de nos pensées, comme un prisme fait les couleurs. »

Mais les beautés d’idées ici se multiplient ; le moraliste profond se déclare et se termine souvent en poëte :

« Les mêmes passions générales forment la constitution générale des hommes. Mais les passions, modifiées par la constitution particulière des individus, et prenant le cours que leur indique une éducation vicieuse ou autre, produisent le crime ou la vertu, la lumière ou la nuit. Ce sont mêmes plantes qui nourrissent l’abeille ou la vipère ; dans l’une elles font du miel, dans l’autre du poison. Un vase corrompu aigrit la plus douce liqueur. »

« L’étude du cœur de l’homme est notre plus digne étude :
Assis au centre obscur de cette forêt sombre
Qui fuit et se partage en des routes sans nombre,
Chacune autour de nous s’ouvre : et de toute part
Nous y pouvons au loin plonger un long regard. »

Belle image que celle du philosophe ainsi dans l’ombre, au