Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/229

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monde, qui m’a insulté grossièrement en public, sans que je lui en eusse donné le moindre motif ; — convaincu que le duel, et surtout avec un tel être, est une absurdité, et ne pouvant m’y soustraire ; — ne sachant, si je suis blessé, où trouver mille reis pour me faire traiter, ayant ainsi en perspective la misère extrême, et peut-être la mort ou l’hôpital ; — et cependant, content et aimé des Dieux. — Je dois avouer pourtant que je ne sais comment ils (les Dieux) prendront cette dernière folie. Je ne sais, oui, c’est le seul mot que je puisse dire ; et, en vérité, je l’ai souvent cherché de bonne foi et de sang-froid ; d’où je conclus qu’il n’y a pas au fond tant de mal dans cette démarche que beaucoup le disent, puisqu’il n’est pas clair comme le jour qu’elle est criminelle, comme de tuer par trahison, de voler, de calomnier, et même d’être adultère (quoique la chose soit aussi quelque peu difficile à débrouiller en certains cas). Je conclus donc que, pour un cœur droit qui se présentera devant eux avec cette ignorance pour excuse, ils se serviront de l’axiome de nos juges de la justice humaine : Dans le doute, il faut incliner vers le parti le plus doux ; transportant ici le doute, comme il convient à des Dieux, de l’esprit des juges à celui de l’accusé. »

L’affaire du duel terminée (et elle le fut à l’honneur de Farcy), l’embarras d’argent restait toujours ; il parvint à en sortir, grâce à l’obligeance cordiale de MM. Polydore de La Rochefoucauld et Pontois, qui allèrent au-devant de sa pudeur. Farcy leur en garda à tous deux une profonde reconnaissance que nous sommes heureux de consigner ici. De retour en France, Farcy était désormais un homme achevé : il avait l’expérience du monde, il avait connu la misère, il avait visité et senti la nature ; les illusions ne le tentaient plus ; son caractère était mûr par tous les points ; et la conscience qu’il eut d’abord de cette dernière métamorphose de son être lui donnait une sorte d’aisance au dehors dont il était fier en secret : « Voici l’âge, se disait-il, où tout