Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/254

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d’Holbach, partagé entre la société la plus séduisante et les travaux de philosophie ancienne qu’il rédigeait pour l’Encyclopédie, ces circonstances d’autrefois lui revenaient à l’esprit avec larmes ; il remontait par la rêverie le cours de sa triste et tortueuse compatriote, la Marne, qu’il retrouvait là, sous ses yeux, au pied des coteaux de Chenevières et de Champigny ; son cœur nageait dans les souvenirs, et il écrivait à son amie, mademoiselle Voland : « Un des moments les plus doux de ma vie, ce fut, il y a plus de trente ans, et je m’en souviens comme d’hier, lorsque mon père me vit arriver du collège, les bras chargés des prix que j’avais remportés, et les épaules chargées des couronnes qu’on m’avait décernées, et qui, trop larges pour mon front, avaient laissé passer ma tête. Du plus loin qu’il m’aperçut, il laissa son ouvrage, il s’avança sur sa porte et se mit à pleurer. C’est une belle chose qu’un homme de bien et sévère, qui pleure ! » Madame de Vandeul, fille unique et si chérie de Diderot, nous a laissé quelques anecdotes sur l’enfance de son père, que nous ne répéterons pas, et qui toutes attestent la vivacité d’impressions, la pétulance, la bonté facile de cette jeune et précoce nature. Diderot a cela de particulier entre les grands hommes du xviiie siècle, d’avoir eu une famille, une famille tout à fait bourgeoise, de l’avoir aimée tendrement, de s’y être rattaché toujours avec effusion, cordialité et bonheur. Philosophe à la mode et personnage célèbre, il eut toujours son bon père le forgeron, comme il disait, son frère l’abbé, sa sœur la ménagère, sa chère petite fille Angélique ; il parlait d’eux tous délicieusement ; il ne fut satisfait que lorsqu’il eut envoyé à Langres son ami Grimm embrasser son vieux père. Je n’ai guère vu trace de rien de pareil chez Jean-Jacques, d’Alembert (et pour cause), le comte de Buffon, ou ce même M. de Grimm, ou M. Arouet de Voltaire.

Les jésuites cherchèrent à s’attacher Diderot ; il eut une veine d’ardente dévotion ; on le tonsura vers douze ans, et on essaya même un jour de l’enlever de Langres pour disposer