Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/268

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une à l’usage des souverains. » Toutes ces idées excellentes sur la vertu, la morale et la nature, lui revinrent sans doute plus fortes que jamais dans le recueillement et l’espèce de solitude qu’il tâcha de se procurer durant les années souffrantes de sa vieillesse. Plusieurs de ses amis étaient morts, les autres dispersés ; mademoiselle Voland et Grimm lui manquaient souvent. Aux conversations désormais fatigantes, il préférait la robe de chambre et sa bibliothèque du cinquième sous les tuiles, au coin de la rue Taranne et de celle de Saint-Benoît ; il lisait toujours, méditait beaucoup et soignait avec délices l’éducation de sa fille. Sa vie bienfaisante, pleine de bons conseils et de bonnes œuvres, dut lui être d’un grand apaisement intérieur ; et toutefois peut-être, à de certains moments, il lui arrivait de se redire cette parole de son vieux père : « Mon fils, mon fils, c’est un bon oreiller que celui de la raison ; mais je trouve que ma tête repose plus doucement encore sur celui de la religion et des lois. » — Il mourut en juillet 1784[1].

Comme artiste et critique, Diderot fut éminent. Sans doute sa théorie du drame n’a guère de valeur que comme démenti donné au convenu, au faux goût, à l’éternelle mythologie de l’époque, comme rappel à la vérité des mœurs, à la réalité des sentiments, à l’observation de la nature ; il échoua dès qu’il voulut pratiquer. Sans doute l’idée de morale le préoccupa outre mesure ; il y subordonna le reste, et en général, dans toute son esthétique, il méconnut les limites, les res-

  1. Trois ou quatre ans avant la mort de Diderot, Garat, alors à ses débuts, publia dans quelque almanach littéraire le récit d’une visite qu’il avait faite au philosophe, récit piquant, un peu burlesque, où les qualités naïves de l’original sont prises en caricature. Diderot s’en montra très-mécontent. Garat présageait par ce trait son talent de plume, mais aussi sa légèreté morale. Cette visite chez Diderot, qu’on peut lire recueillie par M. Auguis dans ses Révélations indiscrètes du xviiie siècle, est peut-être le premier exemple en notre littérature du style à la Janin ; dans ce genre de charge fine, l’échantillon de Garat reste charmant.