Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/270

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
femmes, a trouvé moyen de composer un si bon, un si estimable livre, mais un livre qui n’a pas de sexe.

En prononçant le nom de femmes, nous avons touché la source la plus abondante et la plus vive du talent de Diderot comme artiste. Ses meilleurs morceaux, les plus délicieux d’entre ses petits papiers, sont certainement ceux où il les met en scène, où il raconte les abandons, les perfidies, les ruses dont elles sont complices ou victimes, leur puissance d’amour, de vengeance, de sacrifice ; où il peint quelque coin du monde, quelque intérieur auquel elles ont été mêlées. Les moindres récits courent alors sous sa plume, rapides, entraînants, simples, loin d’aucun système, empreints, sans affectation, des circonstances les plus familières, et comme venant d’un homme qui a de bonne heure vécu de la vie de tous les jours, et qui a senti l’âme et la poésie dessous. De telles scènes, de tels portraits ne s’analysent pas. Omettant les choses plus connues, je recommande à ceux qui ne l’ont pas lue encore la Correspondance de Diderot avec mademoiselle Jodin, jeune actrice dont il connaissait la famille, et dont il essaya de diriger la conduite et le talent par des conseils aussi attentifs que désintéressés. C’est un admirable petit cours de morale pratique, sensée et indulgente ; c’est de la raison, de la décence, de l’honnêteté, je dirais presque de la vertu, à la portée d’une jolie actrice, bonne et franche personne, mais mobile, turbulente, amoureuse. À la place de Diderot, Horace (je le suppose assez goutteux déjà pour être sage), Horace lui-même n’aurait pas donné d’autres préceptes, des conseils mieux pris dans le réel, dans le possible, dans l’humanité ; et certes il ne les eût pas assaisonnés de maximes plus saines, d’indications plus fines sur l’art du comédien. Ces Lettres à mademoiselle Jodin, publiées pour la première fois en 1821, présageaient dignement celles à mademoiselle Voland, que nous possédons enfin aujourd’hui. Ici Diderot se révèle et s’épanche tout entier. Ses goûts, ses mœurs, la tournure secrète de ses idées et de ses désirs ; ce