Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/276

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nous avons pu lire Cléveland, le Doyen de Killerine, les Mémoires d’un Homme de qualité, que nous recommandaient nos oncles ou nos pères ; mais, à part une occasion de ce genre, on les estime sur parole, on ne les lit pas. Que si par hasard on les ouvre, on ne va presque jamais jusqu’à la fin, pas plus que pour l’Astrée ou pour Clélie ; la manière en est déjà trop loin de notre goût, et rebute par son développement, au lieu de prendre ; il n’y a que Manon Lescaut qui réussisse toujours dans son accorte négligence, et dont la fraîcheur sans fard soit immortelle. Ce petit chef-d’œuvre échappé en un jour de bonheur à l’abbé Prévost, et sans plus de peine assurément que les innombrables épisodes, à demi réels, à demi inventés, dont il a semé ses écrits, soutient à jamais son nom au-dessus du flux des années, et le classe de pair, en lieu sûr, à côté de l’élite des écrivains et des inventeurs. Heureux ceux qui, comme lui, ont eu un jour, une semaine, un mois dans leur vie, où à la fois leur cœur s’est trouvé plus abondant, leur timbre plus pur, leur regard doué de plus de transparence et de clarté, leur génie plus familier et plus présent ; où un fruit rapide leur est né et a mûri sous cette harmonieuse conjonction de tous les astres intérieurs ; où, en un mot, par une œuvre de dimension quelconque, mais complète, ils se sont élevés d’un jet à l’idéal d’eux-mêmes ! Bernardin de Saint-Pierre dans Paul et Virginie, Benjamin Constant par son Adolphe, ont eu cette bonne fortune, qu’on mérite toujours si on l’obtient, de s’offrir, sous une enveloppe de résumé admirable, au regard sommaire de l’avenir. On commence à croire que, sans cette tour solitaire de René, qui s’en détache et monte dans la nue, l’édifice entier de Chateaubriand se discernerait confusément à distance[1]. L’abbé Prévost, sous cet

  1. J’écrivais cela en 1831. Ceux qui m’accusent, comme ce léger M. de Loménie (qui n’est qu’un écho de son monde), d’avoir attendu la mort de M. de Chateaubriand pour laisser voir ma pensée à son sujet, ne m’ont pas bien lu. Béranger, au contraire, avait fort remarqué ce passage, et il s’amusait quelquefois à taquiner M. de Chateaubriand sur ce que ses petits neveux les romantiques pensaient de lui.