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vache et deux poules lui suffisaient[1]. Une petite maison qu’il avait achetée à Saint-Firmin, près de Chantilly, était sa perspective d’avenir ici-bas, l’horizon borné et riant auquel il méditait de confiner sa vieillesse. Il s’y rendait un jour seul par la forêt (23 novembre 1763), quand une soudaine attaque d’apoplexie l’étendit à terre sans connaissance. Des paysans survinrent ; on le porta au prochain village, et, le croyant mort, un chirurgien ignorant procéda sur l’heure à l’ouverture. Prévost, réveillé par le scalpel, ne recouvra le sentiment que pour expirer dans d’affreuses douleurs. On trouva chez lui un petit papier, écrit de sa main, qui contenait ces mots :

Trois ouvrages qui m’occuperont le reste de mes jours dans ma retraite :

« 1o  L’un de raisonnement : — la Religion prouvée par ce qu’il y a de plus certain dans les connaissances humaines ; méthode historique et philosophique qui entraîne la ruine des objections ;

« 2o  L’autre historique : — histoire de la conduite de Dieu pour le soutien de la foi depuis l’origine du Christianisme ;

« 3o  Le troisième de morale : — l’esprit de la Religion dans l’ordre de la société. »

Ainsi se termina, par une catastrophe digne du Cléveland, cette vie romanesque et agitée. Prévost appartient en littérature à la génération pâlissante, mais noble encore, qui sui-

  1. Jean-Jacques, dont c’était aussi le vœu, mais qui ne s’y tenait pas, eut occasion, à ses débuts, de rencontrer souvent l’abbé Prévost chez leur ami commun Mussard, à Passy ; il en parle dans ses Confessions (partie II, livre VIII), et avec un sentiment de regret pour les moments heureux passés dans une société choisie. Énumérant les amis distingués que s’était faits l’excellent Mussard : « À leur tête, dit-il, je mets l’abbé Prévost, homme très-aimable et très-simple, dont le cœur vivifiait ses écrits dignes de l’immortalité, et qui n’avait rien dans la société du coloris qu’il donnait à ses ouvrages. » Il est permis de croire que l’abbé Prévost avait eu autrefois ce coloris de conversation, mais qu’il l’avait un peu perdu en vieillissant.