Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/300

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lieu, et même entre Bernis et Grécourt. Si ces distinctions, que nous sentons à peine aujourd’hui, nous faisaient sourire, comme microscopiques et insignifiantes, ne nous en vantons pas trop ! Les à-peu-près, dont on ne se rend plus compte, sont un symptôme invariable de décadence en littérature. Je crois bien qu’on s’occupe d’idées plus larges, de théories plus radicales et plus absolues ; mais il en est peut-être à ce sujet des littératures qui se décomposent, comme des corps organiques en dissolution, lesquels donnent alors accès en eux par tous les pores aux éléments généraux, l’air, la lumière, la chaleur : ces corps humains et vivants étaient mieux portants, à coup sûr, quand ils avaient assez de loisir et de discernement pour songer surtout à la décence de la démarche, aux parfums des cheveux, aux nuances du teint et à la beauté des ongles.

Dans les changements proposés pour Polyeucte et Nicomède, et où il ne s’agit que de quelques retouches de vers et de mots, M. Andrieux se montre comme aux pieds du grand Corneille et lui demandant la permission d’ôter, en soufflant, quelques grains de poussière à son beau cothurne. Cette image piquante nous offre le critique respectueux et minutieux dans ses proportions vraies, et le doux air d’espièglerie qui s’y mêle n’y messied pas.

M. Andrieux avait donc reçu en naissant un grain de notre sel attique, une goutte de miel de notre Hymette, et il les a mis sobrement à profit, il les a sagement ménagés jusqu’au bout. Il était érudit, studieux avec friandise, intimement versé dans Horace, dont il donnait d’agréables et familières traductions, sachant tant soit peu le grec, et par conséquent beaucoup mieux que les gens de lettres ne le savaient de son temps : car de son temps les gens de lettres ne le savaient pas du tout, et, quelques années plus tard, la génération littéraire suivante, dite littérature de l’Empire, et dont était M. de Jouy, sut à peine le latin. M. Andrieux, qui n’eut jamais rien de commun avec l’Allemagne que d’être né dans la capitale alsa-