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règne aujourd’hui à peu près seul comme un vice-roi émancipé, ce n’est pas ce représentant de la science que nous discuterons en M. Jouffroy[1] ; c’est l’homme seulement que nous voulons de lui, l’écrivain, le penseur, une des figures intéressantes et assez mystérieuses qui nous reviennent inévitablement dans le cercle de notre époque, un personnage qui a beaucoup occupé notre jeune inquiétude contemplative, une parole qui pénètre, et un front qui fait rêver.

M. Théodore Jouffroy est né en 1796, au hameau des Pontets près de Mouthe, sur les hauteurs du Jura, d’une famille ancienne et patriarcale de cultivateurs. Son grand-père, qui vécut tard, et dont la jeunesse s’était passée en quelque charge de l’ancien régime, avait conservé beaucoup de solennité, une grandeur polie et presque seigneuriale dans les manières. La famille était si unie, que les biens de l’oncle et du père de M. Jouffroy restèrent indivis, malgré l’absence de l’oncle qui était commerçant, jusqu’à la mort du père. Il fit ses premières études à Lons-le-Saulnier, sous un autre vieil oncle prêtre ; de là il partit pour Dijon, où il suivit le collége sans y être renfermé, lisant beaucoup à part des cours, et se formant avec indépendance. Il avait un goût marqué pour les comédies, et essaya même d’en composer. Reçu élève de l’École Normale par l’inspecteur-général, M. Roger, qui fut

  1. Ce que j’ai avancé de la philosophie me semble surtout vrai de la psychologie. La psychologie en elle-même (si je l’ose dire), à part un certain nombre de vérités de détail et de remarques fines qu’on en peut tirer, ne sert guère qu’au sentiment solitaire du contemplateur et ne se transmet pas. Comme science, elle est perpétuellement à recommencer pour chacun. Le psychologiste pur me fait l’effet du pêcheur à la ligne, immobile durant des heures dans un endroit calme, au bord d’une rivière doucement courante. Il se regarde, il se distingue dans l’eau, et aperçoit mille nuances particulières à son visage. Son illusion est de croire pouvoir aller au delà de ce sentiment d’observation contemplative ; car, s’il veut tirer le poisson hors de l’eau, s’il agite sa ligne, comme, en cette sorte de pêche, le poisson, c’est sa propre image, c’est soi-même, au moindre effort et au moindre ébranlement, tout se trouble, la proie s’évanouit, le phénomène à saisir n’est déjà plus.