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Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/315

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lui en souffrance, il n’est pas moins fait évidemment pour cette réflexion vaste et éclaircie. Son tort, si nous osons percer au dedans, est, selon nous, d’avoir trop combattu le génie actif qui s’y mêlait à l’origine, d’avoir effacé l’imagination platonique qui prêtait sa couleur aux objets et baignait à son gré les horizons. Un rude sacrifice s’est accompli en lui ; il a fait pour le bien, il a pris sa science au sérieux et a voulu que rien de téméraire et de hasardé n’y restât. La réserve a empiété de jour en jour sur l’audace. En proie durant quinze années à cet inquiétant problème de la destinée humaine, il a voulu mettre ordre à ses doutes, à ses conjectures, et au petit nombre des certitudes ; il s’y est calmé, mais il s’y est refroidi. Sa raison est demeurée victorieuse, mais quelque chose en lui a regretté la flamme, et son regard paraît souffrant. Nous disons qu’il a eu tort pour sa gloire, mais c’est un rare mérite moral que de faire ainsi ; toute sagesse ici-bas est plus ou moins une contrition.

Le retour de l’île d’Elbe jeta M. Jouffroy et ses amis dans les rangs des volontaires royaux à la suite de M. Cousin, ce qui signifie tout simplement que ces jeunes philosophes n’étaient pas bonapartistes, et qu’ils acceptaient la Restauration comme plus favorable à la pensée que l’Empire. Dans un article de M. Jouffroy sur les Lettres de Jacopo Ortis, inséré au Courrier Français en 1819, je trouve exprimé à nu, et avec une fermeté de style à la Salluste, ce sentiment d’opposition aux conquêtes et à la force militaire : « Un peuple ne doit tirer l’épée que pour défendre ou conquérir son indépendance. S’il attaque ses voisins pour les soumettre à son pouvoir, il se déshonore ; s’il envahit leur territoire sous le prétexte d’y fonder la liberté, on le trompe ou il se trompe lui-même. Violer tous les droits d’une nation pour les rétablir, est à la fois l’inconséquence la plus étrange et l’action la plus injuste.

« L’amour de la liberté commença la Révolution française ; l’Europe, désavouant la politique de ses rois, nous accor-