Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/321

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le bon sens goguenard et prosaïque, à côté du bon sens naïf et profond.

Quelquefois, à travers leurs courses de la journée, il arrivait aux deux amis de passer à diverses reprises la frontière ; ils se sentaient plus libres alors, soulagés du poids que le régime de ce temps imposait aux nobles âmes, et ils entonnaient de concert la Marseillaise, comme un défi et une espérance. Le soir, quand ils trouvaient des feux presque éteints, qu’avaient allumés les bergers, ils s’asseyaient auprès, et M. Jouffroy, en y apportant des branches pour les ranimer, se rappelait les irruptions des Barbares, lesquels, comme des brassées de bois vert, la Providence avait jetés de temps à autre dans le foyer expirant des civilisations. Nul, s’il l’avait voulu, n’aurait eu plus que lui, au service de sa pensée, de ces grandes images agrestes et naturelles.

En 1821, de retour à Paris, MM. Jouffroy et Dubois exercèrent l’un sur l’autre une influence continue fort vive : M. Jouffroy initiait philosophiquement son ami qui n’avait pas, jusque-là, secoué tout à fait l’autorité en matière religieuse ; M. Dubois entrecoupait par ses élans politiques ce qu’aurait eu de trop métaphysique et spéculatif le cours d’idées du philosophe. Leur santé à tous deux s’était fort altérée. M. Jouffroy acquit dès lors cette constitution plus nerveuse et cette délicatesse fine de complexion, si d’accord avec son âme, mais que quelque chose de plus robuste avait dissimulée. M. Cousin s’était engagé dans le carbonarisme et y poussait avec prosélytisme ; après quelque hésitation, les deux amis y entrèrent, mais par M. Augustin Thierry, dans une vente dont faisaient partie MM. Scheffer, Bertrand, Roulin, Leroux, Guinard, etc. ; ils ne manquèrent à aucune des démonstrations civiques qui eurent lieu au convoi de Lallemand et à celui de Camille Jordan. En 1822, M. Jouffroy fut destitué ; M. Dubois l’était déjà. En 1823, notre philosophe écrivait dans la solitude cet article, Comment les Dogmes finissent, où éclatent la vertu et la foi frémissantes sous la persécution, où