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Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/334

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pour la grandeur particulière d’un résultat. Chez ces autres hommes éminents que j’ai cités, une volonté froide et supérieure dirigeait la recherche, l’arrêtait à temps, l’appesantissait sur des points médités, et, comme il arrivait trop souvent, la suspendait pour se détourner à des emplois moindres. Chez M. Ampère, l’idée même était maîtresse. Sa brusque invasion, son accroissement irrésistible, le besoin de la saisir, de la presser dans tous ses enchaînements, de l’approfondir en tous ses points, entraînaient ce cerveau puissant auquel la volonté ne mettait plus aucun frein. Son exemple, c’est le triomphe, le surcroît, si l’on veut, et l’indiscrétion de l’idée savante ; et tout se confisque alors en elle et s’y coordonne ou s’y confond. L’imagination, l’art ingénieux et compliqué, la ruse des moyens, l’ardeur même de cœur, y passent et l’augmentent. Quand une idée possède cet esprit inventeur, il n’entend plus à rien autre chose, et il va au bout dans tous les sens de cette idée comme après une proie, ou plutôt elle va au bout en lui, se conduisant elle-même, et c’est lui qui est la proie. Si M. Ampère avait eu plus de cette volonté suivie, de ce caractère régulier, et, on peut le dire, plus ou moins ironique, positif et sec, dont étaient munis les hommes que nous avons nommés, il ne nous donnerait pas un tel spectacle, et, en lui reconnaissant plus de conduite d’esprit et d’ordonnance, nous ne verrions pas en lui le savant en quête, le chercheur de causes aussi à nu.

Il est résulté aussi de cela qu’à côté de sa pensée si grande et de sa science irrassasiable, il y a, grâce à cette vocation imposée, à cette direction impérieuse qu’il subit et ne se donne pas, il y a tous les instincts primitifs et les passions de cœur conservées, la sensibilité que s’était de bonne heure trop retranchée la froideur des autres, restée chez lui entière, les croyances morales toujours émues, la naïveté, et de plus en plus jusqu’au bout, à travers les fortes spéculations, une inexpérience craintive, une enfance, qui ne semblent point de notre temps, et toutes sortes de contrastes.