Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/375

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ment, c’est presque une infirmité de l’esprit sous l’apparence de la force, c’est une véritable incapacité de mûrir. Il y a des natures poétiques ou philosophiques qui restent jusqu’au bout, et à travers leurs diverses transformations, toujours opiniâtres, incandescentes, à la merci du tempérament. Bayle, autrement favorisé et pétri selon un plus doux mélange, se trouva, dès sa première flamme jetée, une nature tout aussitôt réduite et consommée, et à partir de là il ne perdit plus jamais son équilibre. Première disposition admirable pour exceller au génie critique, qui ne souffre pas qu’on soit fanatique ou même trop convaincu, ou épris d’une autre passion quelconque.

Bayle alla continuer ses études à Genève en 1670, et il y devint précepteur, d’abord chez M. de Normandie, syndic de la république, et ensuite chez le comte de Dhona, seigneur de Coppet. Il commence à connaître le monde, les savants, M. Minutoli, M. Fabri, M. Pictet, M. Tronchin, M. Burlamaqui, M. Constant, toutes ces figures protestantes sérieuses et appliquées. On établit des conférences de jeunes gens, pour lesquelles il s’essaie à déployer ses ressources de bel esprit, ses premiers lieux communs d’érudition, et où M. Basnage, autre illustre jeune homme, ne brille pas moins. Il assiste à des sermons, à des expériences de philosophie naturelle, et, à propos des expériences de M. Chouet sur le venin des vipères et sur la pesanteur de l’air, il remarque que c’est là le génie du siècle et des philosophes modernes. A l’occasion des controverses et querelles entre les théologiens de sa religion, il énonce déjà sa maxime de garder toujours une oreille pour l’accusé. A vingt-quatre ans, sa tolérance est fondée autant qu’elle le sera jamais. La philosophie péripatéticienne, qu’il avait apprise chez les jésuites de Toulouse, ne le retient pas le moins du monde en présence du système de Descartes auquel il s’applique ; mais ne croyez pas qu’il s’y livre. Quand plus tard il s’agira pour lui d’aller s’établir en Hollande, il laissera échapper son secret :