Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/379

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teur et poétique, du génie philosophique avec système ; il prend tout en considération, fait tout valoir, et se laisse d’abord aller, sauf à revenir bientôt. Tout esprit qui a en soi une part d’art ou de système n’admet volontiers que ce qui est analogue à son point de vue, à sa prédilection. Le génie critique n’a rien de trop digne, ni de prude, ni de préoccupé, aucun quant à soi. Il ne reste pas dans son centre ou à peu de distance ; il ne se retranche pas dans sa cour, ni dans sa citadelle, ni dans son académie ; il ne craint pas de se mésallier ; il va partout, le long des rues, s’informant, accostant ; la curiosité l’allèche, et il ne s’épargne pas les régals qui se présentent. Il est, jusqu’à un certain point, tout à tous, comme l’Apôtre, et en ce sens il y a toujours de l’optimisme dans le critique véritablement doué. Mais gare aux retours ! que Jurieu se méfie[1] ! l’infidélité est un trait de ces esprits divers et intelligents ; ils reviennent sur leurs pas, ils prennent tous les côtés d’une question, ils ne se font pas faute de se réfuter eux-mêmes et de retourner la tablature. Combien de fois Bayle n’a-t-il pas changé de rôle, se déguisant tantôt en nouveau converti, tantôt en vieux catholique romain, heureux de cacher son nom et de voir sa pensée faire route nouvelle en croisant l’ancienne ! Un seul personnage ne pouvait suffire à la célérité et aux revirements toujours justes de son esprit mobile, empressé, accueillant. Quelque vastes que soient les espaces et le champ défini, il ne peut promettre de s’y renfermer, ni s’empêcher, comme il le dit admirablement, de faire des courses sur toutes sortes d’auteurs. Le voilà peint d’un mot.

Bayle s’ennuya beaucoup durant son séjour à Coppet, où il était précepteur des fils du comte de Dhona. Le précurseur

  1. Bayle a-t-il été l’amant de madame Jurieu, comme l’ont dit les malins, et comme on le peut lire page 334, t. 1er  des Nouveaux Mémoires d’Histoire, de Critique et de Littérature, par l’abbé d’Arligny ?  Grande question sur laquelle les avis sont partagés. (Voir les mêmes Mémoires, t. VII, page 47.)