Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/384

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et de cabinet, il ne l’eût pas fait à Paris ; il eût pris garde davantage, il eût voulu se polir ; cela eût bridé et ralenti sa critique.

Une des conditions du génie critique dans la plénitude où Bayle nous le représente, c’est de n’avoir pas d’art à soi, de style : hâtons-nous d’expliquer notre pensée. Quand on a un style à soi, comme Montaigne, par exemple, qui certes est un grand esprit critique, on est plus soucieux de la pensée qu’on exprime et de la manière aiguisée dont on l’exprime, que de la pensée de l’auteur qu’on explique, qu’on développe, qu’on critique ; on a une préoccupation bien légitime de sa propre œuvre, qui se fait à travers l’œuvre de l’autre, et quelquefois à ses dépens. Cette distraction limite le génie critique. Si Bayle l’avait eue, il aurait fait durant toute sa vie un ou deux ouvrages dans le goût des Essais, et n’eût pas écrit ses Nouvelles de la République des Lettres, et toute sa critique usuelle, pratique, incessante. De plus, quand on a un art à soi, une poésie, comme Voltaire, par exemple, qui certes est aussi un grand esprit critique, le plus grand, à coup sûr, depuis Bayle, on a un goût décidé, qui, quelque souple qu’il soit, atteint vite ses restrictions. On a son œuvre propre derrière soi à l’horizon ; on ne perd jamais de vue ce clocher-là. On en fait involontairement le centre de ses mesures. Voltaire avait de plus son fanatisme philosophique, sa passion, qui faussait sa critique. Le bon Bayle n’avait rien de semblable. De passion aucune : l’équilibre même ; une parfaite idée de la profonde bizarrerie du cœur et de l’esprit humain, et que tout est possible, et que rien n’est sûr. De style, il en avait sans s’en douter, sans y viser, sans se tourmenter à la lutte comme Courier, La Bruyère ou Montaigne lui-même ; il en avait suffisamment, malgré ses longueurs et ses parenthèses, grâce à ses expressions charmantes et de source. Il n’avait besoin de se relire que pour la clarté et la netteté du sens : heureux critique ! Enfin il n’avait pas d’art, de poésie, par-devers lui. L’excellent Bayle n’a, je crois, ja-