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conséquences du Tartufe, il les a saisies, et son Onuphre est irréprochable[1] : de même pour sa conduite, il pense à tout et se conforme à ses maximes, à son expérience. Molière est poëte, entraîné, irrégulier, mélange de naïveté et de feu, et plus grand, plus aimable peut-être par ses contradictions mêmes : La Bruyère est sage. Il ne se maria jamais : « Un homme libre, avait-il observé, et qui n’a point de femme, s’il a quelque esprit, peut s’élever au-dessus de sa fortune, se mêler dans le monde et aller de pair avec les plus honnêtes gens. Cela est moins facile à celui qui est engagé ; il semble que le mariage met tout le monde dans son ordre. » Ceux à qui ce calcul de célibat déplairait pour La Bruyère, peuvent supposer qu’il aima en lieu impossible et qu’il resta fidèle à un souvenir dans le renoncement.

On a remarqué souvent combien la beauté humaine de son cœur se déclare énergiquement à travers la science inexorable de son esprit : « Il faut des saisies de terre, des enlèvements de meubles, des prisons et des supplices, je l’avoue ; mais, justice, lois et besoins à part, ce m’est une chose toujours nouvelle de contempler avec quelle férocité les hommes traitent les autres hommes. » Que de réformes, poursuivies depuis lors et non encore menées à fin, contient cette parole ! le cœur d’un Fénelon y palpite sous un accent plus contenu. La Bruyère s’étonne, comme d’une chose toujours nouvelle, de ce que madame de Sévigné trouvait tout simple, ou seulement un peu drôle : le xviiie siècle, qui s’étonnera de tant de choses, s’avance. Je ne fais que rappeler la page sublime sur les paysans : « Certains animaux farouches, etc. (chap. de l’Homme). » On s’est accordé à reconnaître La Bruyère dans le portrait du philosophe qui, assis dans son cabinet et toujours accessible malgré ses études profondes, vous dit d’entrer, et que vous lui apportez quel-

  1. La Motte a dit : « Dans son tableau de l’Hypocrite, La Bruyère commence toujours par effacer un trait du Tartufe, et ensuite il en recouche un tout contraire. »