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des noms ; et, chaque fois que j’en viens à ce passage de La Bruyère, le motif aimable

Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine, etc.,

me revient en mémoire et se met à chanter en moi[1].

Si l’on s’étonne maintenant que, touchant et inclinant par tant de points au xviiie siècle, La Bruyère n’y ait pas été plus invoqué et célébré, il y a une première réponse : C’est qu’il était trop sage, trop désintéressé et reposé pour cela ; c’est qu’il s’était trop appliqué à l’homme pris en général ou dans ses variétés de toute espèce, et il parut un allié peu actif, peu spécial, à ce siècle d’hostilité et de passion. Et puis le piquant de certains portraits tout personnels avait disparu. La mode s’était mêlée dans la gloire du livre, et les modes passent. Fontenelle (Cyclias) ouvrit le xviiie siècle, en étant discret à bon droit sur La Bruyère qui l’avait blessé ; Fontenelle, en demeurant dans le salon cinquante ans de plus que les autres, eut ainsi un long dernier mot sur bien des ennemis de sa jeunesse. Voltaire, à Sceaux, aurait pu questionner sur La Bruyère Malezieu, un des familiers de la maison de Condé, un peu le collègue de notre philosophe dans l’éducation de la duchesse du Maine et de ses frères, et qui avait lu le manuscrit des Caractères avant la publication ; mais Voltaire ne paraît pas s’en être soucié. Il convenait à un esprit calme et fin comme l’était Suard, de réparer cette négligence injuste, avant qu’elle s’autorisât[2]. Aujourd’hui, La Bruyère n’est plus à remettre à son rang. On se révolte, il est vrai, de temps

  1. M. de Barante, dans quelques pages élevées où il juge l’Éloge de La Bruyère par Fabre (Mélanges littéraires, tome II), a contesté cet artifice extrême du moraliste écrivain, que Fabre aussi avait présenté un peu fortement. Pour moi, en relisant les Caractères, la rhétorique m’échappe, si l’on veut, mais j’y sens de plus en plus la science de la Muse.
  2. On peut voir au tome II des Mémoires de Garat sur Suard, p. 268 et suiv., avec quel à-propos celui-ci cita et commenta un jour le chapitre des Grands dans le salon de M. De Vaines.