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russe, avait été de là retraduite en anglais par le docteur Bowring, et de nouveau citée en français, comme preuve, je crois, du génie rêveur et mélancolique des poëtes du Nord. La pauvre feuille avait bien voyagé, et le nom de Millevoye s’était perdu en chemin. Une pareille inadvertance n’est fâcheuse que pour le critique qui y tombe. Le nom de Millevoye, si loin que sa feuille voyage, ne peut véritablement s’en séparer. Ce bonheur qu’ont certains poëtes d’atteindre, un matin, sans y viser, à quelque chose de bien venu, qui prend aussitôt place dans toutes les mémoires, mérite qu’on l’envie, et faisait dire dernièrement devant moi à l’un de nos chercheurs moins heureux : « Oh ! rien qu’un petit roman, qu’un petit poëme, s’écriait-il ; quelque chose d’art, si petit que ce fût de dimension, mais que la perfection ait couronné, et dont à jamais on se souvînt ; voilà ce que je tente, ce à quoi j’aspire, et vainement ! Oh ! rien qu’un denier d’or marqué à mon nom, et qui s’ajouterait à cette richesse des âges, à ce trésor accumulé qui déjà comble la mesure !… » Et mon inquiet poëte ajoutait : « Oh ! rien que le Cimetière de Gray, la Jeune Captive de Chénier, la Chute des Feuilles de Millevoye ! »

Millevoye a surtout mérité ce bonheur, j’imagine, parce qu’il ne le cherchait pas avec intention et calcul. Il n’attachait point à ses élégies le même prix, je l’ai dit déjà, qu’à ses autres ouvrages académiques, et ce n’est que vers la fin qu’il parut comprendre que c’était là son principal talent. Facile, insouciant, tendre, vif, spirituel et non malicieux, il menait une vie de monde, de dissipation, ou d’étude par accès et de brusque retraite. Il s’abandonnait à ses amis ; il ne

    précier, ont aussi le bon goût de ne pas le dire. Cela d’ailleurs n’en vaut pas la peine, et l’injustice se consacrera. Et quelle vigueur pourtant par éclairs ! quel plus beau mouvement, quel plus désolé délire que dans l’étincelante élégie : J’ai cherché dans l’absence un remède à mes maux !…

    « Il a de la passion ; Millevoye n’en a pas. »