Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/431

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n’était pas encore malade et au lait d’ânesse, et certaines historiettes que des personnes, qui d’ailleurs l’ont connu, se sont plu à broder sur son compte, ne sont, je le répète, que des jeux d’imagination, et comme une sorte de légende romanesque qu’on a essayé de rattacher au nom de l’auteur de la Chute des Feuilles et du Poëte mourant. Il ne devint malade de la poitrine qu’un an avant sa mort ; jusque-là il était seulement délicat et volontiers mélancolique, bien qu’enclin aussi à se dissiper. On doit croire qu’en avançant dans la jeunesse, et plus près du moment où sa santé allait s’altérer, sa mélancolie augmenta, et par conséquent son penchant à l’élégie. Le premier livre des poésies rangées sous ce titre porte l’empreinte de cette disposition croissante et de ces présages. C’est alors que les beautés attrayantes, volages, passaient et repassaient plus souvent devant ses yeux :

Elles me disaient : « Compose
De plus gracieux écrits,
Dont le baiser, dont la rose,
Soient le sujet et le prix. »
À cette voix adorée
Je ne pus me refuser,
Et de ma lyre effleurée
Le chant n’eut que la durée
De la rose ou du baiser.

Dans le Poëte mourant, admirable soupir, qui est toute son histoire, les pressentiments vont à la certitude et l’on dirait qu’il a écrit cette pièce d’adieux, à la veille suprême, comme Gilbert et André Chénier :

Compagnons dispersés de mon triste voyage,
Ô mes amis, ô vous qui me fûtes si chers !
De mes chants imparfaits recueillez l’héritage,
Et sauvez de l’oubli quelques-uns de mes vers.
Et vous par qui je meurs, vous à qui je pardonne.
Femmes ! etc., etc…

Le poëte de Millevoye meurt pour avoir trop goûté de cet