Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/474

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Les arbres que j’aimais ne croissent point ici.
Ô riant Quintigny, vallon rempli de grâces,
Temple de mes amours, trône de mon printemps,
Séjour que l’espérance offrait à mes vieux ans,
Tes sentiers mal frayés ont-ils gardé mes traces ?
Des bLe hasard a-t-il respecté
Ce bocage si frais que mes mains ont planté,
Mon tapis de pervenche, et la sombre avenue
Où je plaignais Werther que j’aurais imité ?…

Rien n’est doux et brillant comme de regarder à distance nos jeunes années malheureuses à travers ce prisme qu’on appelle une larme.

Le poëte, chez Nodier, est déjà bien avancé, bien en train de mûrir : une circonstance particulière vint développer en lui le philologue, le lexicographe, et lui permit dès lors de pousser de front ce goût vif à côté de ses autres prédilections un peu contrastantes. Le chevalier Herbert Croft, baronnet anglais, prisonnier de guerre à Amiens, où il s’occupait de travaux importants sur les classiques grecs, latins et français, eut besoin d’un secrétaire et d’un collaborateur : Nodier lui fut indiqué et fut agréé ; il obtint l’autorisation d’aller près de lui. Il nous a peint plus tard son vieil ami sous le nom légèrement adouci de sir Robert Grove, dans son attachante nouvelle d’Amélie. Il était impossible de toucher un tel portrait à la Sterne avec une plus gracieuse et, pour ainsi dire, affectueuse ironie : « Ce qui faisait sourire l’esprit, conclut-il, dans les innocentes manies du chevalier, faisait en même temps pleurer l’âme. On se disait : Voilà pourtant ce que nous sommes, quand nous sommes tout ce qu’il nous est permis d’être au-dessus de notre espèce ! »

Sans plus recourir au portrait un peu flatté du vieux savant dans Amélie et en m’en tenant aux notices critiques de Nodier même, du vivant ou peu après la mort du chevalier[1],

  1. Au tome Ier, page 205, et au tome II, page 429, des Mélanges