Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/493

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multiplient, l’Odyssée commence. Combien elle abondait surtout aux lèvres de Nodier lui-même, dans ces soirées de dimanche où debout, appuyé à la cheminée, un peu penché, il renonçait à sa veine de whist, décidément trop contraire ce soir-là, et consentait à se ressouvenir ! Bien que dans ses Souvenirs de Jeunesse, et dans cette foule d’anecdotes et de nouvelles publiées, il n’ait cessé de puiser à la source secrète et d’y introduire le lecteur, on peut assurer que, si on ne l’a pas entendu causer, on ne le connaît, on ne l’apprécie comme conteur qu’à demi. Sa jeunesse donc essaya de tout, et risqua toutes les aventures, politique et sentimentale tour à tour, passant de la conspiration à l’idylle, de l’étude innocente et austère au délire romanesque, mais arrêtant, coupant le tout assez à temps pour n’en recueillir que l’émotion et n’en posséder que le rêve. Nul plus que lui n’évita ce que les autres prudents recherchent et recommandent si fort, la grande route, la route battue ; mais il connut, il découvrit tous les sentiers. Que de miel, que de rosée à travers les ronces ! En ne songeant qu’à pousser au hasard les heures et à tromper éperdument les ennuis, il amassait le butin pour les années apaisées, pour la saison tardive du sage. Nous en avons joui à le lire, à l’écouter ; lui-même en a joui à y revenir.

De toutes ses vicissitudes, de tous ses travaux, de tous ses essais, de toutes ses erreurs même, il était résulté à la longue, chez cette nature la mieux douée, un fonds unique, riche, fin, mobile, propre aux plus délicates fleurs, aux fruits les plus savoureux. De toutes ces aimables sœurs de notre jeunesse qui nous quittent une à une en chemin, et qu’il nous faut ensevelir, il lui en était resté deux, jusqu’au dernier jour fidèles, deux muses se jouant à ses côtés, et qui n’ont déserté qu’à l’heure toute suprême le chevet du mourant, la Fantaisie et la Grâce.

Aucun écrivain n’était plus fait que Nodier pour représenter et pour exprimer par une définition vivante ce que c’est qu’un homme littéraire, en donnant à ce mot son acception