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naient par leur talent à l’ancienne poésie, et lui rendaient son accent d’énergie familière et, si j’ose ainsi dire, son effronterie naïve ; Passerat et Gilles Durant lui conservaient son badinage ingénieux et ses piquantes finesses. La venue de Malherbe n’interrompit point brusquement ces habitudes nationales, et son disciple Maynard fut plus d’une fois, dans l’épigramme, celui de Saint-Gelais. D’Urfé, Colletet, mademoiselle de Gournay, mademoiselle de Scudery et beaucoup d’autres illustres de cet âge, aimaient notre ancienne littérature, tout en lui préférant la leur. Il y avait quatre-vingts ans environ que le sonnet italien avait détrôné le rondeau gaulois, les ballades et les chants royaux : Voiture, Sarasin, Benserade, y revinrent, et cherchèrent de plus à reproduire le style des maîtres du genre. Mais déjà, depuis 1621, La Fontaine était né, vers le même temps que Molière, quinze ans avant Boileau, dix-huit ans avant Racine.

Les premiers contes pourtant ne parurent qu’en 1662 (d’autres disent 1664). Ils avaient été précédés, et non pas annoncés, en 1654, par la faible comédie de l’Eunuque. La Fontaine avait donc quarante et un ans lorsqu’il commençait au grand jour sa carrière poétique. Quelle explication donner de ce début tardif ? Son génie avait-il jusque-là sommeillé dans l’oubli de la gloire et l’ignorance de lui-même ?  Ou bien s’était-il préparé, par une longue et laborieuse éducation, à cette facilité merveilleuse qu’il garda jusqu’aux derniers jours de sa vieillesse, et doit-on admettre ainsi que les fables et les contes du bonhomme ne coûtèrent pas moins à enfanter que les odes de Malherbe ?  J’avoue qu’a priori cette dernière opinion me répugne ; et, sans être de ceux qui croient à la suffisance absolue de l’instinct en poésie, je crois bien moins encore à l’efficacité de vingt années de veilles, quand il s’agit d’une fable ou d’un conte, dût la fable être celle de la Laitière et du Pot au lait, et le conte celui de la Courtisane amoureuse. Que La Fontaine ait travaillé et soigné ses ouvrages, ce ne peut être aujourd’hui l’objet d’un doute. Il confesse, dans la préface de Psyché, « que la prose lui coûte autant que les vers. » Ses manuscrits, etc., etc..... (Voir page 63 de ce volume les mêmes détails.) Ce soin extrême n’a pas lieu de nous surprendre dans l’ami de Boileau et de Racine, quoique probablement il y regardât de moins près pour cette foule de vers galants et badins dont il semait négligemment sa correspondance. Mais même en poussant aussi loin qu’on voudra cette exigence scrupuleuse de La Fontaine, et en estimant,