Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/54

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d’une ville où celui-ci est le maître ; mais il était impossible de garder l’unité de lieu sans lui faire faire cette échappée. Quand il y avait pourtant nécessité absolue que l’action se passât en deux lieux différents, voici l’expédient qu’imaginait Corneille pour éluder la règle : « C’étoit que ces deux lieux n’eussent point besoin de diverses décorations, et qu’aucun des deux ne fût jamais nommé, mais seulement le lieu général où tous les deux sont compris, comme Paris, Rome, Lyon, Constantinople, etc. Cela aideroit à tromper l’auditeur qui, ne voyant rien qui lui marquât la diversité des lieux, ne s’en apercevroit pas, à moins d’une réflexion malicieuse et critique, dont il y a peu qui soient capables, la plupart s’attachant avec chaleur à l’action qu’ils voient représenter. » Il se félicite presque comme un enfant de la complexité d’Héraclius, et que ce poëme soit si embarrassé qu’il demande une merveilleuse attention. Ce qu’il nous fait surtout remarquer dans Othon, c’est qu’on n’a point encore vu de pièce où il se propose tant de mariages pour n’en conclure aucun.

Les personnages de Corneille sont grands, généreux, vaillants, tout en dehors, hauts de tête et nobles de cœur. Nourris la plupart dans une discipline austère, ils ont sans cesse à la bouche des maximes auxquelles ils rangent leur vie ; et comme ils ne s’en écartent jamais, on n’a pas de peine à les saisir ; un coup d’œil suffit : ce qui est presque le contraire des personnages de Shakspeare et des caractères humains en cette vie. La moralité de ses héros est sans tache : comme pères, comme amants, comme amis ou ennemis, on les admire et on les honore ; aux endroits pathétiques, ils ont des accents sublimes qui enlèvent et font pleurer ; mais ses rivaux et ses maris ont quelquefois une teinte de ridicule : ainsi don Sanche dans le Cid, ainsi Prusias et Pertharite. Ses tyrans et ses marâtres sont tout d’une pièce comme ses héros, méchants d’un bout à l’autre ; et encore, à l’aspect d’une belle action, il leur arrive quelquefois de faire volte-face, de se retourner