Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/10

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cela ne les empêche pas de créer, comme aux âges naissants. Ils font se succéder, en chaque journée de leur vie, des productions, inégales sans doute, mais dont quelques-unes sont le chef-d’œuvre de la combinaison humaine et de l’art ; ils savent l’art déjà, ils l’embrassent dans sa maturité et son étendue, et cela sans en raisonner comme on le fait autour d’eux ; ils le pratiquent nuit et jour avec une admirable absence de toute préoccupation et fatuité littéraire. Souvent ils meurent, un peu comme aux époques primitives, avant que leurs œuvres soient toutes imprimées ou du moins recueillies et fixées, à la différence de leurs contemporains les poëtes et littérateurs de cabinet, qui vaquent à ce soin de bonne heure ; mais telle est, à eux, leur négligence et leur prodigalité d’eux-mêmes. Ils ont un entier abandon surtout au bon sens général, aux décisions de la multitude, dont ils savent d’ailleurs les hasards autant que quiconque parmi les poëtes dédaigneux du vulgaire. En un mot, ces grands individus me paraissent tenir au génie même de la poétique humanité, et en être la tradition vivante perpétuée, la personnification irrécusable.

Molière est un de ces illustres témoins : bien qu’il n’ait pleinement embrassé que le côté comique, les discordances de l’homme, vices, laideurs ou travers, et que le côté pathétique n’ait été qu’à peine entamé par lui et comme un rapide accessoire, il ne le cède à personne parmi les plus complets, tant il a excellé dans son genre et y est allé en tous sens depuis la plus libre fantaisie jusqu’à l’observation la plus grave, tant il a occupé en roi toutes les régions du monde qu’il s’est choisi, et qui est la moitié de l’homme, la moitié la plus fréquente et la plus activement en jeu dans la société.

Molière est du siècle où il a vécu, par la peinture de certains travers particuliers et dans l’emploi des costumes, mais il est plutôt encore de tous les temps, il est l’homme de la nature humaine. Rien ne vaut mieux, pour se donner dès l’abord la mesure de son génie, que de voir avec quelle facilité il se rat-