Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/120

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coin du monde, son île, son Ithaque, sa Salente, où il assoirait par de sages lois le bonheur des hommes. Il portait dans cette utopie bienveillante autant de persévérance qu’en eut jamais son célèbre homonyme l’abbé de Saint-Pierre, celui qu’on a appelé le plus maladroit des bons citoyens. Bernardin, qui devait être un prêcheur aussi séduisant que l’autre était un rebutant apôtre, projetait tout d’abord son arrangement de société imaginaire sur des fonds de tableau et dans des cadres dignes de Fénelon, de Xénophon et de Platon. Montesquieu, Bodin et Aristote n’étaient pas ses maîtres ; pour sa manière de concevoir et de régler la société, comme pour sa méthode d’étudier et d’interpréter la nature, il remontait vite par une sorte d’attrait filial dans l’échelle des âmes, jusqu’à la sagesse de Pythagore et de Numa. L’histoire des révolutions civiles et politiques, l’établissement laborieux et compliqué des sociétés modernes, se réduisaient pour lui à peu de chose. Plutarque, qu’il lisait dans Amyot, composait le fonds principal de sa connaissance historique. Entre les anciens que j’ai cités et les modernes les plus récents, entre Aristide, Épaminondas d’une part, et Fénelon ou Jean-Jacques de l’autre, il plaçait encore Bélisaire ; le reste de l’histoire des siècles intermédiaires n’existait à ses yeux que comme une agitation inutile et insensée. A l’origine de chaque société, en Gaule comme en Arcadie, il rêvait quelqu’un de ces vieillards de l’école de Sophronyme et de Mentor ; il faisait descendre de cet oracle permanent la sagesse et la réforme jusque dans les détails de la vie actuelle. Partout, dans ses voyages, son but secret et cher était de trouver, d’obtenir un coin de terre et quelques paysans pour fonder son règne heureux ; comme Colomb, qui mendiait de cour en cour de quoi découvrir son monde, Saint-Pierre allait mendiant de quoi réaliser son Arcadie et son Atlantide.

Mais ces Arcadies, ces îles Fortunées n’existent que dans les nuages de l’espérance ou du souvenir. Elles fuient et reculent quand on les cherche ; lors même qu’elles se bornent