Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/125

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duisit dans la société de mademoiselle de Lespinasse : il ne pouvait plus mal tomber en fait de pittoresque. Cette personne, si distinguée par l’esprit et par l’âme, a laissé deux volumes de lettres passionnées, dans lesquelles il y a chaleur à la fois et analyse, mais pas une scène peinte, pas un tableau qu’on retienne. Il visitait de temps en temps Jean-Jacques, rue Plâtrière. Le crédit de d’Alembert lui procura un libraire pour la relation de son voyage à l’Île-de-France. Cette relation, sous forme de lettres, qui parut en 1773, sans qu’il y mît son nom, eut du succès et en méritait. Quoique l’auteur s’excuse presque d’avoir oublié sa langue durant dix années de voyages et d’absence, le style est déjà tout formé, et l’on y retrouve plus d’une esquisse gracieuse et pure de ce qui est devenu plus tard un tableau. Bernardin, dans ses voyages, avait toujours beaucoup écrit ; il composait des mémoires pour les bureaux, il rédigeait des journaux pour lui ; arts, morale, géographie, affaires du temps, il tenait compte de tout. Ses lettres particulières étaient fort soignées ; il citait à M. Hennin Euripide ou Épictète ; Rulhière lui disait dans une réponse : « Votre lettre, mon cher ami, est une véritable églogue. » Bernardin avait fait comme les peintres qui, pendant leurs courses errantes, amassent une quantité d’esquisses et d’aquarelles dans leurs cartons. Le Voyage à l’Île-de-France est donc déjà d’un écrivain exercé, et par endroits éloquent. Dès la première page je lis ce mot, qui révèle tout le caractère du peintre : « Un paysage est le fond du tableau de la vie humaine. » La lettre quatrième, écrite au moment du départ, m’apparaît, dans sa sensibilité discrète, comme toute mouillée de pleurs : « Adieu, amis plus chers que les trésors de l’Inde !… Adieu, forêts du Nord que je ne reverrai plus ! Tendre amitié ! sentiment plus cher qui la surpassiez ! temps d’ivresse et de bonheur qui s’est écoulé comme un songe ! adieu… adieu… On ne vit qu’un jour pour mourir toute la vie. » C’est, on le voit, un touchant et dernier retour vers ces mois de félicité en Pologne, un dernier soupir vers la princesse Marie. Cette