Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/140

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dans cette seule offrande, la dot du génie. Le nom de Paul se trouve être aussi, non sans dessein, celui d’un bon religieux dont il avait voulu, enfant, imiter la vie, et qu’il avait accompagné dans ses quêtes. Le bon vieux frère capucin est devenu l’adolescent accompli, ayant taille d’homme et simplicité d’enfant : ainsi va cette fée intérieure en ses métamorphoses. On ne saurait croire combien il sert, jusque dans les créations les plus idéales, de se donner ainsi quelques instants d’appui sur des souvenirs aimés, sur des branches légères. La colombe, touchant ça et là, y gagne en essor, et son vol en prend plus d’aisance et de mesure. C’est comme d’avoir devant soi, dans son travail, quelque image souriante, quelque belle page entr’ouverte, qu’on regarde de temps en temps, et sur laquelle on se repose, sans la copier.

S’il n’a plus rencontré de sujet aussi admirablement venu que Paul et Virginie, Bernardin de Saint-Pierre a trouvé moyen encore, dans le Café de Surate, dans la Chaumière indienne, de déployer avec bonheur quelques-unes des qualités distinctives de son talent. Ce sont deux vrais modèles d’une causticité fine et décente, compatible avec l’imagination et avec l’idéal. Voltaire, dans ses petits contes à l’orientale, dans le Bon Bramin, dans Zadig, a prodigieusement d’esprit, mais rien que de l’esprit, et à tout prix encore. Bernardin, le peintre du coloris fondant et des nuances mœlleuses, a su, en ses deux contes indiens, adoucir la raillerie sans l’éteindre, la revêtir d’une magnificence charmante et faire sentir le piquant dans l’onction. Nulle part il n’a montré aussi vivement que dans ces deux ouvrages, et dans la Chaumière surtout, qui, après Paul et Virginie, approche le plus, comme a dit Chénier, de la perfection continue, ce tour de pensée et d’imagination antique, oriental, allant naturellement à l’apologue, à la similitude, qui enferme volontiers un sens d’Ésope sous une expression de Platon, dans un parfum de Sadi. Je ne fais que rappeler tant de comparaisons, familières à l’auteur et éparses en toutes ses pages, de la solitude avec une