Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/143

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gination quelque peu sauvage, qui prend du pittoresque et des tons plus chauds en vieillissant. On ferait un chapitre, en vérité digne de Salomon ou du fils de Sirach, avec tous les mots sublimes semés dans ces lettres familières. Le chenu vieillard a mille fois raison sur lui-même quand il se déclare à son ami par ce naïf étonnement : « Il y a dans mon clavecin poétique des jeux de flûte et de tonnerre ; comment cela va-t-il ensemble ? Je n’en sais trop rien ; mais cela est ainsi. » Et il justifie ce jugement tout aussitôt, soit qu’il s’écrie dans une joie grondante : « Je ne puis vous dire combien je me trouve heureux depuis que j’ai secoué le monde ; je suis devenu avare ; mon trésor est ma solitude ; je couche dessus avec un bâton ferré dont je donnerais un grand coup à quiconque voudrait m’en arracher ; » ou soit qu’il parle tendrement de ces lectures douces auprès de son feu « et des heures paisibles qui vont à petits pas, comme son pouls et ses affections innocentes et pastorales. » Quand il écrit de son cher ami de Balk en ces termes : « Je ne sais si M. le comte de Balk sera encore longtemps en France ; nous sommes tous comme des vaisseaux qui se rencontrent, se donnent quelques secours, se séparent et disparaissent, » il rentre exactement dans la manière de Bernardin. Pourquoi faut-il que Ducis n’ait eu que de la vieillesse ? Oh ! la vie de Corneille couronnée de cette vieillesse de Ducis ! quel magnifique ensemble, et bien harmonieux en apparence, on se plaît à en composer ! Mais respectons les discernements de la nature ; laissons à chacun sa saison de beauté et sa gloire.

Bernardin n’était nullement poëte en vers ; son amitié avec Ducis ne l’induisit jamais à quelque épître ou pièce légère. L’exemple de Delille, dont les Jardins avaient devancé de deux ans ses Études, et qu’il avait retrouvé plus tard à l’Institut, vers 1805, très-amoureux de la campagne, nous dit-il, ne le tenta pas davantage ; et, tout en l’admirant sans doute, il ne paraît point l’avoir envié. Les seuls vers imprimés, je crois, et peut-être les seuls composés par Bernardin, se trou-