Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/17

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conçoit jusqu’à cet effroi naïf du janséniste Baillet qui, dans ses Jugements des Savants, commence en ces termes l’article sur Molière : « Monsieur de Molière est un des plus dangereux ennemis que le siècle ou le monde ait suscités à l’Église de Jésus-Christ, etc. » Il est vrai que des religieux plus aimables, plus mondains, se montraient pour lui moins sévères. Le père Rapin louait au long Molière dans ses Réflexions sur la Poétique, et ne le chicanait que sur la négligence de ses dénouements ; Bouhours lui fit une épitaphe en vers français agréables et judicieux.

Molière au reste est tellement homme dans le libre sens, qu’il obtint plus tard les anathèmes de la philosophie altière et prétendue réformatrice, autant qu’il avait mérité ceux de l’épiscopat dominateur. Sur quatre chefs différents, à propos de l’Avare, du Misanthrope, de Georges Dandin et du Bourgeois Gentilhomme, Jean-Jacques n’entend pas raillerie et ne l’épargne guère plus que n’avait fait Bossuet.

Tout ceci est pour dire que, comme Shakspeare et Cervantes, comme trois ou quatre génies supérieurs dans la suite des âges, Molière est peintre de la nature humaine au fond, sans acception ni préoccupation de culte, de dogme fixe, d’interprétation formelle ; qu’en s’attaquant à la société de son temps, il a représenté la vie qui est partout celle du grand nombre, et qu’au sein de mœurs déterminées qu’il châtiait au vif, il s’est trouvé avoir écrit pour tous les hommes.

Jean-Baptiste Poquelin naquit à Paris le 15 janvier 1622, non pas, comme on l’a cru longtemps, sous les piliers des halles, mais, d’après la découverte qu’en a faite M. Beffara, dans une maison de la rue Saint-Honoré, au coin de la rue des Vieilles-Étuves[1]. Il était par sa mère et par son père d’une

  1. J’ai mis surtout à contribution, dans cette étude sur Molière, l’Histoire de sa Vie et de ses Ouvrages par M. Taschereau ; c’est un travail complet et définitif dont il faut conseiller la lecture sans avoir la prétention d’y suppléer. M. Taschereau a bien voulu y joindre envers moi tous les secours de son obligeance amicale pour les rensei-