Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/206

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mon cher ami ; mais il ne nous reste que des souvenirs de cette femme adorable à qui j’ai dû un bonheur de tous les instants, sans le moindre nuage. Quoiqu’elle me fût attachée, je puis le dire, par le sentiment le plus passionné, jamais je n’ai aperçu eu elle la plus légère nuance d’exigence, de mécontentement, jamais rien qui ne laissât la plus libre carrière à toutes mes entreprises ; et si je me reporte au temps de notre jeunesse, je retrouverai en elle des traits d’une délicatesse, d’une générosité sans exemple. Vous l’avez toujours vue associée de cœur et d’esprit à mes sentiments, à mes vœux politiques, jouissant de tout ce qui pouvait être de quelque gloire pour moi, plus encore de ce qui me faisait, comme elle le disait, connaître tout entier ; jouissant surtout lorsqu’elle me voyait sacrifier des occasions de gloire à un bon sentiment. – Sa tante, madame de Tessé, me disait hier : « Je n’aurais jamais cru qu’on pût être aussi fanatique de vos opinions et aussi exempte de l’esprit de parti. » En effet, jamais son attachement à notre doctrine n’a un instant altéré son indulgence, sa compassion, son obligeance pour les personnes d’un autre parti ; jamais elle ne fut aigrie par les haines violentes dont j’étais l’objet, les mauvais procédés et les propos injurieux à mon égard, toutes sottises indifférentes à ses yeux du point où elle les regardait et où sa bonne opinion de moi voulait bien me placer. – Vous savez comme moi tout ce qu’elle a été, tout ce qu’elle a fait pendant la Révolution. Ce n’est pas d’être venue à Olmütz, comme l’a dit Charles Fox, « sur les ailes du devoir et de l’amour, » que je veux la louer ici, mais c’est de n’être partie qu’après avoir pris le temps d’assurer, autant qu’il était en elle, le bien-être de ma tante et les droits de nos créanciers ; c’est d’avoir eu le courage d’envoyer George en Amérique. – Quelle noble imprudence de cœur à rester presque la seule femme de France compromise par son nom, qui n’ait jamais voulu en changer[1] ! Chacune de ses pétitions ou réclamations a commencé par ces mois : La femme La Fayette. Jamais cette femme, si indulgente pour les haines de parti, n’a laissé passer, lorsqu’elle était sous l’échafaud, une réflexion contre moi sans la repousser, jamais une occasion de manifester mes principes sans s’en honorer et dire qu’elle les tenait de moi ; elle s’était préparée à parler dans le même sens au tribunal, et nous avons tous vu combien cette femme

  1. La plupart des femmes d’émigrés avaient, en 1793, rempli la formalité d’un divorce simulé, pour mettre à l’abri une portion de leur fortune.