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Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/23

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pas la conversation des bouchers, boulangers et autres. Mais Molière avait probablement, dans ses longues séances chez le barbier-chirurgien, une intention, plus directement applicable à son art que l’ancien secrétaire florentin, lequel cherchait surtout, il le dit, à narguer la fortune et à tromper l’ennui de la disgrâce. Cette disposition de Molière à observer durant des heures et à se tenir en silence s’accrut avec l’âge, avec l’expérience et les chagrins de la vie ; elle frappait singulièrement Boileau qui appelait son ami le Contemplateur. « Vous connoissez l’homme, dit Élise dans la Critique de l’École des Femmes, et sa paresse naturelle à soutenir la conversation. Célimène l’avoit invité à souper comme bel esprit, et jamais il ne parut si sot parmi une demi-douzaine de gens à qui elle avoit fait fête de lui… Il les trompa fort par son silence. » L’un des ennemis de Molière, de Villiers, en sa comédie de Zélinde, représente un marchand de dentelles de la rue Saint-Denis, Argimont, qui entretient dans la chambre haute de son magasin une dame de qualité, Oriane. On vient dire qu’Élomire (anagramme de Molière) est dans la chambre d’en bas. Oriane désirerait qu’il montât, afin de le voir ; et le marchand descend, comptant bien ramener en haut le nouveau chaland sous prétexte de quelque dentelle ; mais il revient bientôt seul. « Madame, dit-il à Oriane, je suis au désespoir de n’avoir pu vous satisfaire ; depuis que je suis descendu, Élomire n’a pas dit une seule parole ; je l’ai trouvé appuyé sur ma boutique dans la posture d’un homme qui rêve. Il avoit les yeux collés sur trois ou quatre personnes de qualité qui marchandoient des dentelles ; il paroissoit attentif à leurs discours, et il sembloit, par le mouvement de ses yeux, qu’il regardoit jusqu’au fond de leurs âmes pour y voir ce qu’elles ne disoient pas. Je crois même qu’il avoit des tablettes, et qu’à la faveur de son manteau il a écrit, sans être aperçu, ce qu’elles ont dit de plus remarquable. » Et sur ce que répond Oriane qu’Élomire avait peut-être même un crayon et dessinait leurs grimaces pour les faire représenter