Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/26

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native dans ce Mascarille que le théâtre n’avait pas jusqu’ici entendu nommer ! Sans doute Mascarille, tel qu’il apparaît d’abord, n’est guère qu’un fils naturel direct des valets de la farce italienne et de l’antique comédie, de l’esclave de l’Épidique, du Chrysale des Bacchides, de ces valets d’or, comme ils se nomment, du valet de Marot ; c’est un fils de Villon, nourri aussi aux repues franches, un des mille de cette lignée antérieure à Figaro : mais, dans les Précieuses, il va bientôt se particulariser, il va devenir le Mascarille marquis, un valet tout moderne et qui n’est qu’à la livrée de Molière. Le Dépit amoureux, à travers l’invraisemblance et le convenu banal des déguisements et des reconnaissances, offre dans la scène de Lucile et d’Éraste une situation de cœur éternellement renouvelée, éternellement jeune depuis le dialogue d’Horace et de Lydie, situation que Molière a reprise lui-même dans le Tartufe et dans le Bourgeois Gentilhomme, avec bonheur toujours, mais sans surpasser l’excellence de cette première peinture : celui qui savait le plus fustiger et railler se montrait en même temps celui qui sait comment on aime. Les Précieuses ridicules, jouées en 1659, attaquèrent les mœurs modernes au vif. Molière y laissait les canevas italiens et les traditions de théâtre pour y voir les choses avec ses yeux, pour y parler haut et ferme selon sa nature contre le plus irritant ennemi de tout grand poëte dramatique au début, le bégueulisme bel-esprit, et ce petit goût d’alcôve, qui n’est que dégoût. Lui, l’homme au masque ouvert et à l’allure naturelle, il avait à déblayer avant tout la scène de ces mesquins embarras pour s’y déployer à l’aise et y établir son droit de franc-parler. On raconte qu’à la première représentation des Précieuses, un vieillard du parterre, transporté de cette franchise nouvelle, un vieillard qui sans doute avait applaudi dix-sept ans auparavant au Menteur de Corneille, ne put s’empêcher de s’écrier, en apostrophant Molière qui jouait Mascarille : « Courage, courage, Molière ! voilà la bonne comédie ! » À ce cri, qu’il devinait bien être celui du vrai public et de la gloire, à cet