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Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/34

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beaucoup plus ingénieux, circonspect et déguisé, et porte principalement sur les détails. La façon de Molière en ses imitations est bien plus familière, plus à pleine main et à la merci de la mémoire. Ses ennemis lui reprochaient de voler la moitié de ses œuvres aux vieux bouquins. Il vécut d’abord, dans sa première manière, sur la farce traditionnelle italienne et gauloise ; à partir des Précieuses et de l’École des Maris, il devint lui-même ; il gouverna et domina dès lors ses imitations, et, sans les modérer pour cela beaucoup, il les mêla constamment à un fonds d’observation originale. Le fleuve continua de charrier du bois de tous bords, mais dans un courant de plus en plus étendu et puissant. Riccoboni a donné une liste assez complète, et parfois même gonflée, des imitations que Molière a faites des Italiens, des Espagnols et des Latins ; Cailhava et d’autres y ont ajouté. Riccoboni a eu le bon esprit de sentir que le génie de Molière ne souffrait pas de ces nombreux butins. Au contraire, l’admiration du commentateur pour son poëte va presque en raison du nombre des imitations qu’il découvre en lui, et elle n’a plus de bornes lorsqu’il le voit dans l’Avare mener, à ce qu’il dit, jusqu’à cinq imitations de front, et être là-dessous, et à travers cette mêlée de souvenirs, plus original que jamais. Tous les Italiens n’ont pas eu si bonne grâce, et le sieur Angelo, docteur de la comédie italienne, allait jusqu’à revendiquer le sujet du Misanthrope, qu’il avait, affirmait-il, raconté tout entier à Molière, d’après une certaine pièce de Naples, un jour qu’ils se promenaient ensemble au Palais-Royal. C’est quinze jours après cette conversation mémorable que la comédie du Misanthrope aurait été achevée et sur l’affiche. À de pareilles prétentions, appuyées de pareils dires, on n’a à opposer que le judicieux dédain de Jean-Baptiste Rousseau qui, dans sa correspondance avec d’Olivet et Brossette, a d’ailleurs le mérite d’avoir fort bien apprécié Molière ; la lettre du poëte a M. Chauvelin sur le sujet qui nous occupe vaut mieux, comme pensée, que les trois quarts de ses odes. Ce qu’il faut recon-