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Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/358

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pèrent des lièvres, des pluviers, des halbrans, dont un plomb cruel avait ensanglanté la fourrure ou le plumage. Il essuya complaisamment son fusil, l’enferma dans une robe d’étamine, et l’accrocha au manteau de la cheminée, entre l’épi insigne de blé de Turquie et la branche ordinaire du buis saint. Cependant rentraient d’un pas lourd les valets de charrue, secouant leurs bottes jaunes de la glèbe et leurs guêtres détrempées. Ils grondaient contre le temps qui retardait le labourage et les semailles. La pluie continuait de battre contre les vitres ; les chiens de garde pleuraient piteusement dans la basse-cour. Sur le feu que soufflait l’aïeul avec ce tube de fer creux, ustensile obligé de tout foyer rustique, une chaudière se couronnait d’écume et de vapeurs au sifflement plaintif des branches d’étoc[1] qui se tordaient comme des serpents dans les flammes : c’était le souper qui cuisait. La nappe mise, chacun s’assit, maîtres et domestiques, le couteau et la fourchette en main, moi à la place d’honneur, devant un énorme château embastionné de choux et de lard, dont il ne resta pas une miette. Le berger raconta qu’il avait vu le loup. On rit, on gaussa, on goguenarda. Quelles honnêtes figures dans ces bonnets de laine bleue ! quelles robustes santés dans ces sayons de toile couleur de terreau ! Ah ! la paix et le bonheur ne sont qu’aux champs. Le métayer et sa femme m’offrirent un lit que j’aurais été bien fâché d’accepter : je voulus passer la nuit dans la crèche. Rien de rembranesque comme l’aspect de ce lieu qui servait aussi de grange et de pressoir : des bœufs qui ruminaient leur pitance, des ânes qui secouaient l’oreille, des agneaux qui tétaient leur mère, des chèvres qui traînaient la mamelle, des pâtres qui retournaient la litière à la fourche ; et, quand un trait de lumière enfilait l’ombre des piliers et des voûtes, on apercevait confusément des fenils bourrés de fourrage, des

  1. Étoc, souche morte.