Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/40

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servation de plus en plus mûre, ont leur part, il faut admirer ce surcroît toujours montant et bouillonnant de verve comique, très-folle, très-riche, très-inépuisable, que je distingue fort, quoique la limite soit malaisée à définir, de la farce un peu bouffonne et de la lie un peu scarronesque où Molière trempa au début. Que dirai-je ? c’est la distance qu’il y a entre la prose du Roman comique et tel chœur d’Aristophane ou certaines échappées sans fin de Rabelais. Le génie de l’ironique et mordante gaieté a son lyrique aussi, ses purs ébats, son rire étincelant, redoublé, presque sans cause en se prolongeant, désintéressé du réel, comme une flamme folâtre qui voltige de plus belle après que la combustion grossière a cessé, – un rire des dieux, suprême, inextinguible. C’est ce que n’ont pas senti beaucoup d’esprits de goût, Voltaire, Vauvenargues et autres, dans l’appréciation de ce qu’on a appelé les dernières farces de Molière. M. de Schlegel aurait dû le mieux sentir ; lui qui célèbre mystiquement les poétiques fusées finales de Calderon, il aurait dû ne pas rester aveugle à ces fusées, pour le moins égales, d’éblouissante gaieté, qui font aurore à l’autre pôle du monde dramatique. Il a bien accordé à Molière d’avoir le génie du burlesque, mais en un sens prosaïque, comme il eût fait à Scarron, et en préférant de beaucoup le génie fantastique et poétique du comédien Le Grand. M. de Schlegel gardait-il rancune à Molière pour le trait innocent du pédant Caritidès sur les Allemands d’alors, grands inspectateurs d’inscriptions et enseignes ? Quoi qu’on ait dit, Monsieur de Pourceaugnac, le Bourgeois Gentilhomme, le Malade imaginaire, attestent au plus haut point ce comique jaillissant et imprévu qui, à sa manière, rivalise en fantaisie avec le Songe d’une Nuit d’été et la Tempête. Pourceaugnac, M. Jourdain, Argant, c’est le côté de Sganarelle continué, mais plus poétique, plus dégagé de la farce du Barbouillé, plus enlevé souvent par delà le réel. Molière, forcé pour les divertissements de cour de combiner ses comédies avec des ballets, en vint à déployer, à déchaîner dans ces danses de commande