Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/415

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célèbre de Tacite à Agricola, reproduite elle-même de celle de Cicéron à l’orateur Crassus : « Heureux Eugène ! le Ciel ne t’a rien refusé, puisqu’il t’a donné de vivre sans tache et de mourir à propos. — Il n’a point vu, madame, les derniers crimes… Il n’a point vu en Piémont la trahison… Il n’a point vu l’auguste Clotilde sous l’habit du deuil et de la pénitence… » Mais voici le finale qui s’élève, se détache en pleine originalité, et devient enfin et tout à fait du grand de Maistre :

« Il faut avoir le courage de l’avouer, madame, longtemps nous n’avons point compris la Révolution dont nous sommes les témoins, longtemps nous l’avons prise pour un événement ; nous étions dans l’erreur : c’est une époque, et malheur aux générations qui assistent aux époques du monde ! Heureux mille fois les hommes qui ne sont appelés à contempler que dans l’histoire les grandes révolutions, les guerres générales, les fièvres de l’opinion, les fureurs des partis, les chocs des empires et les funérailles des nations ! Heureux les hommes qui passent sur la terre dans un de ces moments de repos qui servent d’intervalle aux convulsions d’une nature condamnée et souffrante ! — Fuyons, madame ; Encelade se tourne. — Mais où fuir ? Ne sommes-nous pas attachés par tous les liens de l’amour et du devoir ? Souffrons plutôt, souffrons avec une résignation réfléchie : si nous savons unir notre raison à la Raison éternelle, au lieu de n’être que des patients, nous serons au moins des victimes.

« Certainement, madame, ce chaos finira, et probablement par des moyens tout à fait imprévus. Peut-être même pourrait-on déjà, sans témérité, indiquer quelques traits des plans futurs qui paraissent décrétés[1]. Mais par combien de malheurs la génération présente achètera-t-elle le calme pour elle et pour celle qui la suivra ? C’est ce qu’il n’est pas possible de prévoir. En attendant, rien ne nous empêche de contempler déjà un spectacle frappant, celui de la foule des grands coupables immolés les uns par les autres avec une précision vraiment surnaturelle. Je sens que la raison humaine frémit à la vue de ces flots de sang innocent qui se mêle à celui des coupables. Les maux de tout genre qui nous accablent sont terribles, surtout pour les aveugles qui

  1. Toute l’œuvre prochaine, l’œuvre philosophique et théosophique de De Maistre, va sortir de là : c’est le premier instant où on la voit poindre.