Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/460

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attrayants (hints, impetus), d’observations morales revêtues d’une belle forme, dorées d’une belle veine, et capables de faire axiome avec éclat. Une telle gloire, où l’imagination a sa part dans la science pour la féconder, en vaut bien une autre, ce me semble.

M. de Maistre n’était pas homme à y rester insensible, et il se serait maintenu, on peut l’affirmer, plus favorable à Bacon, s’il n’avait aussi été impatienté de tout ce qu’on a débité de lieux-communs à son propos. C’est bien là l’effet, par exemple, que devait produire Garat, le faiseur disert de préfaces et de programmes, à son cours des anciennes Écoles normales : il trouva moyen de mettre hors des gonds l’excellent Saint-Martin, l’un des élèves, lequel, tout pacifique qu’il était, l’attaqua sur ses prétentions baconiennes avec chaleur et, qui plus est, netteté, mais en rendant tout respect à Bacon[1]. – Beaucoup des paradoxes et des sorties de M. de Maistre sont ainsi (faut-il le répéter ?) les éclats d’un homme d’esprit impatienté d’avoir entendu durant des heures force sottises, et qui n’y tient plus ; les nerfs s’en mêlent : il va lui-même au delà du but, comme pour faire payer l’arriéré de son ennui.

Cet examen de Bacon, publié seulement en 1836, aurait-il été modifié, complété, c’est-à-dire adouci par lui, s’il l’avait lui-même donné au public ? On y sent, au ton de la querelle, un tête-à-tête de cabinet et toute la liberté du huis clos. On m’assure qu’il le considérait comme un ouvrage

  1. Voir au tome III des Séances des Écoles normales (édit. de 1801), page 113 ; Saint-Martin y marque énergiquement combien personne ne ressemble moins au simple et mince Condillac que l’ample et fertile Bacon : « Quoiqu’il me laisse beaucoup de choses à désirer, il est néanmoins pour moi, non-seulement moins repoussant que Condillac, mais encore cent degrés au-dessus… Je suis bien sûr que j’aurais été entendu de lui, et j’ai lieu de croire que je ne l’aurais pas été de Condillac… Aussi l’on voit bien qu’il vous gêne un peu. Après vous être établi son disciple, vous n’approchez de son école que sobrement et avec précaution. »