Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/47

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vraisemblable pourtant de fond ou même de couleur, et à quoi, comme familiarité de détail, rien ne peut suppléer :

« Cependant ce ne fut pas sans se faire une grande violence que Molière résolut de vivre avec sa femme dans cette indifférence. La raison la lui faisoit regarder comme une personne que sa conduite rendoit indigne des caresses d’un honnête homme. Sa tendresse lui faisoit envisager la peine qu’il auroit de la voir, sans se servir des priviléges que donne le mariage, et il y rêvoit un jour dans son jardin d’Auteuil, quand un de ses amis, nommé Chapelle, qui s’y venoit promener par hasard, l’aborda, et, le trouvant plus inquiet que de coutume, il lui en demanda plusieurs fois le sujet. Molière, qui eut quelque honte de se sentir si peu de constance pour un malheur si fort à la mode, résista autant qu’il put ; mais il étoit alors dans une de ces plénitudes de cœur si connues par les gens qui ont aimé ; il céda à l’envie de se soulager et avoua de bonne foi à son ami que la manière dont il étoit forcé d’en user avec sa femme était la cause de cet abattement où il se trouvoit. Chapelle, qui croyoit être au-dessus de ces sortes de choses, le railla sur ce qu’un homme comme lui, qui savoit si bien peindre le foible des autres, tomboit dans celui qu’il blâmait tous les jours, et lui fit voir que le plus ridicule de tous étoit d’aimer une personne qui ne répond pas à la tendresse qu’on a pour elle. Pour moi, lui dit-il, je vous avoue que si j’étois assez malheureux pour me trouver en pareil état, et que je fusse persuadé que la même personne accordât des faveurs à d’autres, j’aurois tant de mépris pour elle, qu’il me guériroit infailliblement de ma passion. Encore avez-vous une satisfaction que vous n’auriez pas si c’étoit une maîtresse, et la vengeance, qui prend ordinairement la place de l’amour dans un cœur outragé, vous peut payer tous les chagrins que vous cause votre épouse, puisque vous n’avez qu’à l’enfermer ; ce sera un moyen assuré de vous mettre l’esprit en repos.