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charge, de ses affaires domestiques, de la littérature et de la politique ; il nous a dicté plus de cinquante lettres, et trouvait un grand plaisir dans les lectures continuelles que nous lui faisions. Étonné lui-même de ce que son esprit ne se ressentait point de la faiblesse de son corps, il nous disait en riant : Vous serez fort surpris de ne trouver plus un jour dans ce lit qu’un pur esprit. Les bonnes œuvres n’ont jamais cessé de l’occuper, et il versa beaucoup de larmes, quelques jours avant sa mort, en apprenant qu’une pauvre femme qu’il avait recommandée au ministre des finances venait de recevoir une somme considérable : une joie pure colora pour la dernière fois son noble visage, et, regardant le ciel, il remercia Dieu avec attendrissement… » Il expira le 26 février 1821, à l’âge de près de soixante-huit ans.

Les années qui ont suivi, en confirmant quelques-unes de ses vues et en en contredisant certaines autres, n’ont fait qu’élever de plus en plus haut son nom et l’autorité de son esprit parmi les hommes. Il est même arrivé que, lui aussi, lui si isolé de son vivant et si dédaigneux de la vogue, il a eu en France une espèce d’école, et qu’on s’est mis à le célébrer, à le contrefaire par lieu-commun. L’histoire de son influence posthume serait assez longue, assez compliquée, et, ce me semble, fastidieuse à faire aujourd’hui. C’est de lui surtout qu’il serait exact de dire ce qu’il a dit lui-même de tout écrivain, d’après Platon, que la parole écrite ne représente pas toute la parole vive et vraie de l’homme, car son père n’est plus là pour la défendre. M. de Maistre me paraît, de tous les écrivains, le moins fait pour le disciple servile et qui le prend à la lettre : il l’égaré. Mais il est fait surtout pour l’adversaire intelligent et sincère : il le provoque, il le redresse.

Et pour parler à sa manière, on ne craindrait pas de dire, dût-on faire regarder d’un certain côté, que le disciple qui s’attache aux termes mêmes de De Maistre et le suit au pied