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chose que j’ai toujours oubliée. Achetez et lisez les livres faits par les vieillards, qui ont su y mettre l’originalité de leur caractère et de leur âge. J’en connais quatre ou cinq où cela est fort remarquable : d’abord le vieil Homère ; mais je ne parle pas de lui. Je ne dis rien non plus du vieil Eschyle ; vous les connaissez amplement, en leur qualité de poëtes : mais procurez-vous un peu Varron, Marculphi Formuloe (ce Marculphe était un vieux moine, comme il le dit dans sa préface, dont vous pouvez vous contenter) ; Cornaro, de la Vie sobre. J’en connais, je crois, encore un ou deux ; mais je n’ai pas le temps de m’en souvenir. Feuilletez ceux que je vous nomme, et vous me direz si vous ne découvrez pas visiblement, dans leurs mots et dans leurs pensées, des esprits verts quoique ridés, des voix sonores et cassées, l’autorité des cheveux blancs, enfin des têtes de vieillards. Les amateurs de tableaux en mettent toujours dans leur cabinet ; il faut qu’un connaisseur en livres en mette dans sa bibliothèque. » Nulle part ce que j’appellerai l’idéal du vieux livre renfrogné, l’idéal du bouquin, n’a été mieux exprimé qu’en cette page heureuse ; mais M. Joubert y parle surtout au nom de l’amateur qui veut lire. Il y a celui qui veut posséder. Pour ce dernier, le goût des livres est une des formes les plus attrayantes de la propriété, une des applications les plus chères de cette prévoyance qui s’accroît en vieillissant ; il a ses bizarreries et ses replis à l’infini, comme toutes les avarices. Les tours malicieux, les ruses, les rivalités, les inimitiés même qu’il engendre, ont quelque chose de surprenant et de marqué d’un coin à part. On a observé que les haines entre bibliothécaires ont également quelque chose de sourd, de subtil, de silencieux, comme le ver qui ronge et pique les volumes. Mais nous sommes loin de tous ces vices et de ces raffinements avec Naudé, qui a la passion dans sa noblesse, dans sa vérité première et dans sa franchise.

Naudé n’estime les bibliothèques dressées qu’en considéra-