Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/59

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il vouloit qu’ils y amenassent leurs enfants, pour tirer des conjectures de leurs mouvements naturels. » Ce qui apparaît en ce peu de lignes de la mâle beauté du visage de Molière m’a rappelé ce que Tieck raconte de la face tout humaine de Shakspeare. Shakspeare, jeune, inconnu encore, attendait dans la chambre d’une auberge l’arrivée de lord Southampton, qui allait devenir son protecteur et son ami. Il écoutait en silence le poëte Marlowe, qui s’abandonnait à sa verve bruyante sans prendre garde au jeune inconnu. Lord Southampton, étant arrivé dans la ville, dépêcha son page à l’hôtellerie : « Tu vas aller, lui dit-il en l’envoyant, dans la chambre commune ; là, regarde attentivement tous les visages : les uns, remarque-le bien, te paraîtront ressembler à des figures d’animaux moins nobles, les autres à des figures d’animaux plus nobles ; cherche toujours jusqu’à ce que tu aies rencontré un visage qui ne te paraisse ressembler à rien autre qu’à un visage humain. C’est là l’homme que je cherche ; salue-le de ma part et amène-le-moi. » Et le jeune page s’empressa d’aller, et, en entrant dans la chambre commune, il se mit à examiner les visages ; et après un lent examen, trouvant le visage du poëte Marlowe le plus beau de tous, il crut que c’était l’homme, et il l’amena à son maître. La physionomie de Marlowe, en effet, ne manquait pas de ressemblance avec le front d’un noble taureau, et le page, comme un enfant qu’il était encore, en avait été frappé plus que de tout autre. Mais lord Southampton lui fit ensuite remarquer son erreur, et lui expliqua comment le visage humain et proportionné de Shakspeare, qui frappait peut-être moins au premier abord, était pourtant le plus beau. Ce que Tieck a dit là si ingénieusement des visages, il le veut dire surtout, on le sent, de l’intérieur des génies[1].

  1. On peut tirer de cette théorie une conclusion immédiatement applicable à un éminent poëte de nos jours. Les grands génies dramatiques créent toujours leurs personnages avec les éléments intérieurs dont ils disposent ; ils les créent à leur image, non pas en se peignant