Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/76

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et qu’il fut, pour ainsi dire, élevé par lui dans l’art des vers avec son fils, jeune homme de la plus belle espérance, le même dont le père pleurait la mort quand Delille eut de lui la permission de l’aller voir dans sa retraite. Ainsi les deux plus grands poëtes que nous ayons encore sont, avec un seul intermédiaire, de l’école de Racine et de Boileau. Ils sont chefs d’école à leur tour. Les différences qui existent dans leur talent et dans le système de leur style s’apercevront un jour dans leurs élèves, mais tous tiendront plus ou moins à la grande et primitive école. Et voilà comment se perpétue ce bel art qui a besoin de traditions orales, et dont tous les secrets ne s’apprennent pas dans les livres. » Delille, en effet, se rattache, sans interruption ni secousse, à cette école qu’il fit dégénérer en la faisant refleurir. L’auteur du poëme de la Religion, à quelques égards le père de la poésie descriptive au xviiie siècle, dut accueillir les vers élégants dont lui-même avait enseigné l’heureux tour dans son morceau sur le nid de l’hirondelle, sur la circulation de la séve et ailleurs. Voltaire dut accueillir aussi un disciple de cette poésie facile, spirituelle et brillante, qu’il ne concevait guère, pour son compte, plus profonde et plus sévère. Delille, arrivant sous leurs auspices, favorisé et comme autorisé des maîtres, fut novateur sans y viser, et en s’efforçant plutôt de ne pas l’être. Comme Ovide, il eut le culte de ses devanciers, dont il allait corrompre si agréablement l’héritage. Au sortir de cette retraite janséniste, où il avait pris oracle du fils du grand Racine inclinant vers la tombe, il pouvait se redire avec le transport d’un amant des Muses :

Temporis illius colui fovique poêlas,
   Quoique aderant vates, rebar adesse Deos.

Si Delille ne peut être dit le fils bien légitime des célèbres poëtes ses prédécesseurs, il fut du moins pour eux, dès qu’il parut, comme un filleul gâté et caressant. Ses strophes à Le Franc, insérées dans l’Année littéraire