Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/82

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définir autrement que celui de l’art même, se révèle à qui est fait pour l’apprécier, Il n’y a pas trace de ce genre de sentiment chez Delille, qui a d’ailleurs, dans sa traduction, le mérite de l’élégance, telle qu’on l’entend vulgairement, le mérite aussi de la continuité et de la longueur de la tâche, et enfin celui d’avoir fait connaître agréablement aux femmes et à une quantité de gens du monde un beau poème qui n’était pas lu.

En un mot, il a rendu, pour les Géorgiques, le même service à peu près que l’abbé Barthélemy allait rendre pour la Grèce. Il a été, par sa traduction, une espèce d’Anacharsis parisien de la campagne et de la poésie romaine.

Le grand succès des Géorgiques décida la vocation de Delille, si elle n’était décidée déjà : il tourna au didactique et au descriptif. En entendant dernièrement M. Ampère exposer, à propos des poèmes didactiques du moyen âge, l’histoire piquante de ce genre, je pensais à Delille et me disais combien ce qui avait paru si neuf de son temps était vieux sous le soleil. Le genre d’Hésiode, de Lucrèce, et de Virgile dans les Géorgiques, a chez eux sa simplicité, sa grandeur philosophique, sa beauté pittoresque. Le didactique et le descriptif ne sont que l’abus et l’excès de ce genre dans sa décadence, et quand l’esprit poétique s’en est retiré. Déjà, à Alexandrie, on avait fait un poème des Pierres précieuses qu’on osa imputer à Orphée. Dans la littérature latine, les poèmes de la Pêche, de la Chasse, les descriptions sans fin de villes, de fleuves et de poissons, qu’on retrouve si souvent chez Ausone, n’ont plus rien de cette beauté de peinture, de ces hautes vues et pensées, dont Lucrèce et Virgile avaient fait la principale inspiration de leurs poèmes. Au moyen âge, le genre dans son aridité s’étendit et foisonna. Que de poèmes sur les bêtes, oiseaux, pierres, que de lapidaires, bestiaires, volucraires, de poèmes sur l’équitation, sur le jeu d’échecs particulièrement, que Delille remaniait avec gentillesse après des siècles, sans se douter de ses devanciers d’avant Villon !