Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/85

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le lit, on le croit livré aux choses les plus sérieuses[1] ; en le voyant, on jurerait qu’il n’a jamais pu y penser ;  c’est tour à tour le maître et l’écolier. Il ne s’informe guère de ce qui occupe la société ;  les petits événements le touchent peu ;  il ne prend garde à rien, à personne, pas même à lui. Souvent, n’ayant rien vu, rien entendu, il est à propos : souvent aussi il dit de bonnes naïvetés ;  mais il est toujours agréable…

« Sa figure,… une petite fille disait qu’elle était tout en zigzag. Les femmes ne remarquent jamais ce qu’elle est, et toujours ce qu’elle exprime ;  elle est vraiment laide, mais bien plus curieuse, je dirais même intéressante. Il a une grande bouche, mais elle dit de beaux vers. Ses yeux sont un peu gris, un peu enfoncés ; il en fait tout ce qu’il veut, et la mobilité de ses traits donne si rapidement à sa physionomie un air de sentiment, de noblesse et de folie, qu’elle ne lui laisse pas le temps de paraître laide. Il s’en occupe, mais seulement comme de tout ce qui est bizarre et peut le faire rire ;  aussi le soin qu’il en prend est-il toujours en contraste avec les occasions : on l’a vu se présenter en frac chez une duchesse, et courir les bois, à cheval, en manteau court.

« Son âme a quinze ans, aussi est-elle facile à connaître ;  elle est caressante, elle a vingt mouvements à la fois, et cependant elle n’est point inquiète. Elle ne se perd jamais dans l’avenir et a encore moins besoin du passé. Sensible à l’excès, sensible à tous les instants, il peut être attaqué de toutes les manières ; mais il ne peut jamais être vaincu..... Votre conversation l’attache, il est vrai ;  mais il passe aussi fort bien deux heures à caresser son cheval, que pourtant il oublie aussi quelquefois, ou bien à s’égarer dans les bois où, quand il n’a pas peur, il rêve à la lune, à un brin d’herbe, ou, pour mieux dire, à ses rêveries. » Elle conclut en disant : « C’est le poëte de Platon, un être sacré, léger et volage. »

  1. Illusion du goût d'alors. Pour nous, les œuvres, la vie et la personne du poëte sont devenues ressemblantes.